Bien-être animal : sommes-nous prêts à jouer le jeu ?

Publié par Université Savoie Mont Blanc, le 18 juillet 2023   910

Cet article a été écrit par

  • Hélène Michel Professeur - Serious Games & Innovation Management, Grenoble École de Management (GEM)
  • Dominique Kreziak Maître de conférences en sciences de gestion, Université Savoie Mont Blanc
  • Isabelle Patroix Docteur en littérature, Post Doc Serious Game et Innovation, Grenoble École de Management (GEM)

Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. [Lire l’article original]

Nous sommes outrés de manger du cheval alors qu’on nous promet du bœuf, nous sommes indignés que la vache puisse être « folle », nous sommes choqués des images violentes réalisées dans certains abattoirs. Bref, nous refusons le « crime alimentaire ».

Pour autant, sommes-nous prêts à devenir végétariens ? Pouvons-nous continuer à consommer de la viande sans culpabiliser ? Comment les serious games peuvent-ils nous aider à aborder cette question sensible ?

Dans la peau d’une vache

Pour faire prendre conscience aux consommateurs de la réalité crue de l’élevage industriel et de l’abattage, les médias optent en général pour les images-chocs qui bousculent nos émotions.

Dans cette veine, le jeu That Cow Game, du développeur néozélandais Alexey Botkov, propose au joueur de devenir une vache dans un abattoir qui exploite de la viande… humaine. Ce dernier explore ici toutes les étapes de la fabrication, des corps humains suspendus dans l’attente de l’abattage à l’empaquetage des steaks.

Le joueur ne peut qu’observer, et il assiste, impuissant, à l’amoncellement continu des paquets de viande. Exactement comme dans un abattoir. Malaise garanti.

Une joueuse de That Cow Game rompt le stress par l’humour.

Réalisé en août 2015 lors d’un «Ludum Dare» – un concours de création de jeu en 48 heures dont le thème était « Vous êtes le monstre » –, ce divertissement relève de la catégorie des advergames. Il s’agit de jeux courts, jouables en ligne ou via des applications mobiles, et utilisés à des fins commerciales en marketing ou à des fins de sensibilisation.

Certains d’entre eux traitent de problématiques sociales (Joinville, On the Grand Reporter), de la santé (Ben’s Game, Posornot, Leukos War, Attraction) ou encore de défi écologique (Répercussion, My2050, The Riverbed, Rizk, Eco Ego, Harpooned).

Au sein de ces jeux, on trouve la sous-catégorie des anti-wargames qui dénoncent des situations conflictuelles, comme les conflits internationaux. Dans un anti-wargame, le joueur ne peut cependant ni gagner, ni perdre : seulement constater et prendre conscience. Ces jeux ont pour but de sensibiliser, souvent en choquant, pour susciter chez le joueur de nombreux questionnements, à l’image de That Cow Game.

Ces dispositifs entraînent néanmoins un transfert souvent binaire du jeu vers la réalité : ils invitent à changer radicalement de posture (ici, devenir végétarien) ou à assumer son acte (ici, continuer à consommer de la viande) en « faisant abstraction ».

Dans la peau d’un éleveur

Faire abstraction, c’est justement ce que proposent certains serious games qui se permettent d’appréhender une situation en transformant le joueur un gestionnaire.

Suite à la crise de la vache folle, la Région Poitou-Charentes a ainsi fait développer Vacheland. En permettant de mieux comprendre le fonctionnement d’un élevage bovin, ce jeu visait également à donner une meilleure image du métier d’éleveur, des produits issus de la filière et de la Région elle-même.

Vacheland mise sur des bovins tout mignons.

Ce serious game propose pour cela de nommer une vache et de prendre soin d’elle : il s’agit de la laver, la nourrir, nettoyer son étable, acheter des céréales à un bon prix, les stocker, semer les champs et préparer les récoltes en tenant compte des conditions météorologiques. Pour progresser dans le jeu, l’acquisition de connaissances réelles s’avère indispensable.

Nos recherches menées auprès des joueurs de Vacheland n’ont cependant pas mis en évidence une influence directe sur leur consommation : les deux mondes restent bien séparés.

Les joueurs aimeraient discuter en ligne avec des éleveurs, voire visiter une ferme, mais pas forcément davantage. Ils ne repensent pas au jeu lorsqu’ils achètent de la viande… même si certains achètent des gadgets en forme de vache. Ce transfert qui demeure partiel s’explique par le décalage qui persiste entre le réel et le jeu.

Ce décalage passe notamment par une forme de « disneylandisation » des situations : ici, les vaches et les cochons sont souriants et tout mignons. C’est également le cas d’Harmonyculteurs, autre advergame.

Conçu pour l’entreprise agroalimentaire Lu, en 2010 dans le cadre de l’année de la biodiversité, ce jeu propose de surveiller une culture de blé. Pour gagner, il faut respecter un certain niveau d’harmonie avec la nature. Les décors et l’ambiance générale de ce jeu reflètent là encore une certaine « disneylandisation ».

Harmonyculteurs, un parfait exemple de « disneylandisation ».

Les notions de « simulation » et « simulacre » décrites par Baudrillard peuvent aider à mieux comprendre ce qui se « joue » ici : pour certains participants, ces divertissements font référence à quelque chose qui a déjà existé, ou qui existe encore, ou qui est perçu comme ayant déjà existé. Ceci peut être interprété comme une simulation, une représentation symbolique de la réalité.

Pour d’autres, les références sous-jacentes de jeux comme Vacheland sont déjà fictives ou fictionnelles. Il s’agit alors d’un simulacre. Le jeu ne peut dès lors plus faire réagir le joueur : le lien entre signifié et signifiant, séparant les mondes du jeu et de la réalité a été rompu. L’objet élevé ne redevenant qu’un élément de la mécanique du jeu.

Dans la peau du consommateur

« Si les abattoirs avaient des vitres, tout le monde serait végétarien »
(Paul McCartney).

Qu’adviendrait-il si les jeux remplaçaient les murs, non par des vitres, mais par des écrans ? Comment permettre aux consommateurs, citoyens, et joueurs de faire des choix conscients – sans pour autant choquer ni « disneylandiser » les situations ?

Peut-être en proposant, au-delà de la prise de conscience, des alternatives de consommation. C’est notamment le cas d’Etiktable.

Etiktable donne des pistes pour consommer autrement.

Ce jeu sensibilise à la consommation équitable en apprenant à distinguer les produits de saison, à découvrir les avantages des circuits courts, à reconnaître et à définir les labels. Il propose ensuite d’approfondir ces nouvelles connaissances grâce à des articles disponibles sur son site) ou des liens vers des sites partenaires, (AMAP ou ventes à la ferme).

Mais ici, seuls les fruits et légumes sont concernés. Il n’est pas encore question d’évaluer le rapport à l’animal.

Dans la peau du boucher

De façon globale, les tabous liés à la viande et au meurtre alimentaire perdurent. Il existe pourtant des méthodes éthologiques de manipulation du bétail, mises au point par la professeure américaine Temple Grandin.

« Temple Grandin, la femme qui pense comme les vaches » (Youtube, 2014).

Ces dispositifs permettent à la fois de réduire la violence dans les abattoirs et les coûts en fluidifiant, accélérant et sécurisant le processus ; la qualité de la viande s’en trouve également améliorée. De telles méthodes ont été mises en place dans une grande partie des abattoirs américains et canadiens.

À quand donc de nouveaux mécanismes et approches ludiques pour se familiariser avec le bien-être animal ?
Pour échanger autour des _serious games, rendez-vous le 27 septembre prochain au Café-Recherche de Grenoble École de management avec Raffi Duymedjian autour du thème « L’ingéniosité de la fuite (en arrière) »._