De l’art dans les centres commerciaux, un mariage contre nature ?
Publié par Université Savoie Mont Blanc, le 18 juillet 2023 800
Cet article a été écrit par
- Mencarelli Rémi Professeur des Universités - Marketing, Université Savoie Mont Blanc
- Cindy Lombart PROFESSEUR DE MARKETING, Audencia
- Séverine Mencarelli Docteur en Sciences de Gestion, Université Savoie Mont Blanc
Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. [Lire l’article original]
« Les centres commerciaux misent sur l’art pour attirer le chaland » titrait le 25 août 2018 un article du journal Les Echos. Ce sujet a été repris ces derniers mois par plusieurs médias tant les exemples se sont récemment multipliés.
Ainsi, le centre commercial Le Polygone (Cagnes-sur-Mer) accueille, depuis son ouverture, 11 œuvres au milieu desquelles les clients peuvent déambuler. Face à l’enseigne Uniqlo, le Collier doré est signé Jean‑Michel Othoniel. À côté du magasin Primark, l’œuvre Opencage a été imaginée par Céleste Boursier-Mougenot. Et Buren a conçu la pergola colorée entre les magasins La Grande Récré et Botanica.
Le centre commercial O’Parinor (Aulnay-sous-Bois) a accueilli entre septembre et octobre 2017 une exposition du Louvre sur le thème du mouvement et de la danse et continue de multiplier les initiatives artistiques à l’image de l’opération « Street-Art à O’Parinor » en novembre 2018.
Pour le centre commercial Muse (Metz), inauguré en novembre 2017, la dimension artistique a été, dès le début, une priorité en écho au Centre Pompidou installé à quelques dizaines de mètres. Elle s’est concrétisée par un parcours jalonné de quatre installations d’artistes reconnus ou émergents et par une expérience « phygitale-arty » baptisée « MuseèArt ».
Un rapprochement initié par les fondateurs des grands magasins
Qu’il s’agisse de partenariats avec des institutions culturelles ou de commandes auprès d’artistes, qu’il s’agisse d’expositions permanentes ou temporaires, il convient de rappeler en préambule que ce mariage entre culture et commerce n’est pas nouveau. Comme le souligne Marzel, cette collaboration trouve son origine dans l’essor des premiers grands magasins, notamment français, à l’image du Bon Marché où Aristide Boucicaut décida d’exposer des œuvres d’art dès 1852 ou encore de La Samaritaine où plusieurs expositions de tableaux issus des collections d’Ernest Cognacq – son fondateur – furent proposées. Émile Zola évoque d’ailleurs ce phénomène dans son roman Au Bonheur des Dames (publié en 1883). Plus près de nous, au cours des années 1960, Christian Dior a également utilisé ses boutiques comme des lieux d’exposition en présentant les œuvres de Man Ray ou de Marx Ernst.
Le recours à l’art par le monde du commerce est donc une pratique ancienne, amenant en son temps Andy Warhol à prophétiser une hybridation totale du monde de la culture et du commerce : « All department stores will become museums, and all museums will become department stores » (« Un jour, tous les grands magasins deviendront des musées, et tous les musées de grands magasins »).
Une source de différenciation pour les centres commerciaux
Le regain d’intérêt actuel des centres commerciaux pour le monde de l’art s’explique principalement par une recherche (perpétuelle) de nouvelles sources de différenciation. Comme l’analysent Vukadin, Lemoine et Badot, la volonté d’hybrider la fonction commerciale d’un lieu de vente en y intégrant des dispositifs artistiques permet d’offrir des gratifications hédoniques au consommateur tout en créant une valeur symbolique pour le centre commercial.
C’est ce que reconnaît Éléonore Villanueva, directrice marketing & communication d’Apsys – foncière de développement qui gère 31 centres commerciaux
« Procurer de l’émotion, de l’enchantement, faire plaisir à nos visiteurs, les toucher, renforcer leur attachement aux lieux par le biais d’œuvres pérennes, de performances, est quelque chose que l’on met au cœur de nos centres. Nous voulons sublimer le parcours client, le surprendre. »
Ainsi, la mobilisation d’œuvres d’art peut être rapprochée de l’ensemble des techniques de marketing expérientiel destinées à maximiser la valeur perçue de l’offre par le consommateur et à procurer un avantage compétitif à l’enseigne. En mobilisant les œuvres d’art – ressource par nature inimitable – le centre commercial évite ainsi un enlisement dans le Big Middle, décrit par Levy et ses collègues qui conduit les enseignes – faute d’innovation – à une concurrence frontale susceptible de s’exercer principalement par les prix.
Pour les centres commerciaux, cette stratégie n’est cependant pas sans risque. Si la mobilisation d’œuvres artistiques peut donner de l’épaisseur au point de vente en diluant sa fonction commerciale, cette orientation stratégique peut conduire à assimiler le point de vente à un musée et à dégrader sa capacité à transformer le chaland en acheteur, comme le relèvent Vukadin, Lemoine et Badot.
Une action culturelle hors les murs
Si les objectifs semblent clairs côté centre commercial, qu’en est-il de la position de l’acteur culturel, qu’il s’agisse des musées qui prêtent leurs œuvres ou des artistes qui les exposent ?
Avec ce type d’opération, les institutions culturelles se situent dans le cadre d’une action culturelle hors les murs. Il s’agit donc pour ces acteurs de chercher des nouveaux publics afin de les inciter à fréquenter leurs institutions culturelles.
On retrouve ici un objectif classique de démocratisation culturelle. Les différentes actions menées par le Louvre témoignent de cet objectif. Ainsi en 2015, le Louvre-Lens a exposé ses œuvres en grand format au centre commercial Auchan de Noyelles-Godault. Et le musée a accompagné cette exposition d’un ensemble d’actions de médiation culturelle. L’expérience a été renouvelée en 2016 et 2017. Fin 2017, le Louvre a également proposé, au centre commercial O’Parinor, une mini galerie présentant des reproductions de tableaux et de sculptures avec pour objectif de faire connaître quelques grandes œuvres classiques à un public peu habitué des institutions culturelles parisiennes.
Afin d’inciter les visiteurs à fréquenter le musée, des billets pour le Louvre étaient offerts au terme de la visite de la galerie. Précision importante : le Louvre a choisi O’Parinor à Aulnay-sous-Bois pour sa première installation dans un centre commercial compte tenu des liens privilégiés entretenus avec la Seine-Saint-Denis dans le cadre du projet « Le Louvre chez vous » depuis 2015.
Du côté des artistes, les motivations sont similaires à celles des institutions culturelles avec la volonté de s’exporter hors des institutions culturelles. Ainsi, Le Bon Marché a accueilli du 16 janvier au 20 février 2016 la première exposition en France du chinois Ai Weiwei. « Il avait envie de présenter son art dans un lieu sans ticket d’entrée » s’était alors réjoui Frédéric Bodenes, directeur artistique du magasin. Et l’expérience a été renouvelée en 2018 avec l’artiste Leandro Erlich.
Cependant, ces initiatives ont cristallisé de nombreuses critiques, les détracteurs de ces opérations soulignant une marchandisation de la culture. Au-delà de ces critiques relevant d’une idéologie propre au secteur culturel, il n’est cependant pas interdit d’interroger ces opérations.
Questionner l’efficacité plutôt que la légitimité de ces actions
L’échec des politiques de « démocratisation de la culture » comme l’émergence de nouvelles pratiques culturelles ont obligé artistes et institutions culturelles à repenser leurs relations aux publics. Dans ce contexte, les nouvelles lignes de convergence entre les lieux à vocation culturelle et les centres commerciaux peuvent constituer une réponse possible permettant de toucher de nouveaux publics.
En rendant accessibles certaines œuvres, ces lieux peuvent contribuer à désacraliser des objets dont la consommation reste fortement marquée par des logiques de stratifications sociales. Il reste cependant à apprécier l’efficacité de telles opérations pour les acteurs culturels. Ainsi, si l’opération du Louvre à O’Parinor en 2017 a permis de toucher 5 250 personnes (rapport d’activité 2017 du Louvre), les informations communiquées par le Louvre ne permettent pas de savoir qui sont ces personnes. Permettent-ils de toucher de nouveaux publics ? Ou, au contraire, les individus sensibles à ces opérations ne sont-ils pas déjà des visiteurs assidus des institutions culturelles ? Et si ces opérations touchent de nouveaux publics, les incitent-ils pour autant à franchir les portes des institutions culturelles ? On voit alors que la question n’est pas tant de statuer sur la présence d’œuvres d’art dans un centre commercial que d’avoir une vision claire de l’efficacité de ces actions pour les acteurs culturels.