Et si les juges utilisaient mieux les mathématiques pour décider des indemnités aux victimes ?
Publié par Université Savoie Mont Blanc, le 12 juillet 2023 470
Cet article a été écrit par
- Christophe Quézel-Ambrunaz, professeur de droit privé, Centre de Droit Antoine Favre, Université Savoie Mont Blanc
- Vincent Rivollier, maître de conférences en droit privé à l'université Savoie Mont Blanc, en délégation au CNRS (Centre Max Weber), Université Savoie Mont Blanc
Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. [Lire l’article original]
Imaginons un accident de la circulation dans lequel un motocycliste perdrait la vie, et sa passagère, qui était sa conjointe, serait blessée. Cette passagère est victime d’un dommage corporel, à double titre : en tant que victime directe, pour ses propres blessures, et en tant que victime indirecte, le décès de son conjoint ayant des impacts sur sa vie. Elle dispose d’un droit à indemnisation, à faire valoir contre l’assureur de l’autre véhicule impliqué dans l’accident. Celui-ci a l’obligation de lui faire, dans un certain délai, une offre complète et chiffrée d’indemnisation. Il appartiendra à la victime d’accepter cette offre, ou d’engager une action contentieuse. En pratique, plus de 98 % des victimes transigent avec l’assureur ; plus l’accident est grave, plus les séquelles sont importantes, et plus le recours au juge est fréquent.
Le chiffrage de l’indemnisation de certains postes de préjudice est un pur calcul : additionner les dépenses de santé, reconstituer les pertes de revenus… Pour d’autres postes, l’opération est plus délicate. Comment évaluer le préjudice d’affection de la passagère, pour le décès de son conjoint ? Quel taux horaire retenir pour le salaire de la tierce personne qui doit désormais l’aider dans sa vie quotidienne ? Quel prix donner à l’altération de son apparence physique en raison de ses cicatrices ?
Trouver une « juste » indemnisation
Il est essentiel que chaque partie, pour chacun de ces postes, soit en mesure de prédire quelle serait l’indemnisation qui pourrait être versée par un juge. En effet, la victime, pour prendre une décision éclairée d’acceptation ou de refus de l’offre de payement de l’assureur, doit avoir une idée de ce que serait une « juste » indemnisation. L’assureur, quant à lui, a intérêt à éviter le procès, et donc à proposer une offre suffisante, sachant en outre qu’il s’expose à une pénalité importante en cas d’offre jugée manifestement insuffisante.
À cette fin existent des référentiels indicatifs pour les juges, le plus usité devant les juridictions judiciaires étant celui de Monsieur Mornet, conçu dans le but d’harmoniser les montants alloués sur le territoire. Il contient une méthode de calcul incluant des éléments juridiques reflétant la jurisprudence applicable, mais surtout des indications chiffrées sur les montants pouvant être alloués. Ces chiffres ne s’imposent toutefois aucunement au juge, libre de statuer en-deçà ou au-delà.
S’appuyer sur l’open data pour améliorer les connaissances
La généralisation de l’open data des décisions de justice, c’est-à-dire l’accès facilité à l’ensemble des décisions de justice rendues en France, remet en question l’hégémonie des référentiels pour atteindre cette prédictibilité de l’issue d’un litige.
La masse de décisions mise à la disposition des chercheurs, et des entrepreneurs de legaltech (nom donné aux entreprises appliquant les technologies de l’informatique au droit) permet de faire émerger la jurimétrie, autrement dit l’application de méthodes mathématiques à l’étude des phénomènes juridiques.
Les statistiques appliquées aux décisions de justice permettent de faire ressortir des informations qui n’étaient pas accessibles avec les méthodes traditionnelles, qui s’articulent essentiellement autour de la prise en compte d’une décision, ou de quelques décisions, mais pas d’une masse. Ainsi, il s’avère que des disparités régionales se font jour, que ce soit sur le type de contentieux (les accidents de la circulation occupent beaucoup les juges dans le sud-est, moins ailleurs), ou sur certains montants d’indemnisation. Toutes choses égales par ailleurs, et même en mettant de côté les disparités sociologiques dans les revenus, les femmes semblent moins bien indemnisées que les hommes, et la raison de cet écart demeure encore mal élucidée.
Il apparaît également que les référentiels, dont celui de Monsieur Mornet, sont utilisés par les parties pour formuler leurs demandes ou leurs offres, mais que les juges savent aussi s’en extraire, pour proposer des montants d’indemnisation parfois très éloignés des indications chiffrées de ces documents. Un exemple : pour des souffrances dites moyennes, le référentiel de Monsieur Mornet préconise une indemnisation entre 8000€ et 20000€. L’étude précitée retrouve toutefois des indemnisations s’étalant de 4000€ à 50000€.
Pour les victimes, et les personnes qui les conseillent, accéder à ces informations est primordial, car de nature à influer sur l’intérêt d’accepter ou non une offre indemnitaire. Plusieurs entreprises en ont conscience, et commercialisent des solutions en ligne permettant d’accéder à de telles statistiques selon certains paramètres, à partir d’une collection de décisions analysées manuellement, comme Lexis360, ou automatiquement par traitement du langage naturel, comme Predictice.
Un projet de réforme de la responsabilité civile, actuellement en sommeil, prévoyait en son article 1271 qu’une grande base de données publiques sur les données de l’indemnisation serve à bâtir un référentiel d’indemnisation. Ce projet a été lancé, sous le nom de Datajust ; l’expérimentation, décriée par certains craignant que l’outil soit mal conçu et conduise à des effets pervers, s’est achevée sans que des résultats puissent être publiés, la tâche étant apparemment immense par rapport aux moyens mobilisés, ce qui laisse le champ libre pour les initiatives privées.
Optimisation des stratégies
Au-delà des connaissances apportées par les études statistiques, la jurimétrie permet d’optimiser de manière plus fine les stratégies des acteurs de l’indemnisation, notamment lorsqu’ils se retrouvent devant un juge. Il a pu ainsi être démontré un « effet sourire » de l’indemnisation : quand un payeur fait une offre raisonnable, le juge a tendance à statuer au plus proche des intérêts de celui-ci.
S’il fait une offre élevée, le juge est contraint d’indemniser au moins à la hauteur de cette offre ; mais s’il fait une offre trop basse, et là est tout l’intérêt de l’analyse jurimétrique, le juge aura tendance à octroyer une indemnité plus élevée que si l’offre avait été raisonnable. Réciproquement, les demandes en justice connaissent également un optimum pour chaque poste de préjudice : par exemple, pour le préjudice d’affection lié au décès d’un conjoint, il est contre-productif de demander plus de 60000€, sous peine de voir son indemnisation baisser. D’autres études ont montré que, devant les juridictions d’appel, cet effet ne se retrouve pas systématiquement et dépend notamment du statut procédural de la victime (appelante ou bien défenderesse devant la cour d’appel).
Des entreprises se font une spécialité de fournir des conseils pour que les stratégies, à l’amiable comme au contentieux, soient optimisées. Case Law Analytics simule par des réseaux de neurones le raisonnement du juge pour permettre d’anticiper le risque représenté par une condamnation à indemniser ; i.praedico détermine à l’aide d’algorithmes d’intelligence artificielle le montant d’indemnisation le plus adéquat, en prenant en compte la propension des acteurs d’aller au contentieux en fonction des offres indemnitaires. Nul doute qu’ils seront rejoints par d’autres legaltech dans un avenir proche.
Qu’elle repose sur des statistiques simples ou des analyses menées par de l’intelligence artificielle, la jurimétrie est en passe de révolutionner la manière de mener des recherches sur le droit, ou de le pratiquer.
Les auteurs ont fondé une toute nouvelle publication, Jurimétrie, revue de la mesure des phénomènes juridiques pour dynamiser la réflexion sur cette méthode, et compiler des travaux l’appliquant aux différentes branches du droit. Le premier numéro illustre cette diversité.