Handicap psychique au travail : comment l’adaptation est-elle pensée en milieu protégé ?
Publié par Université Savoie Mont Blanc, le 12 juillet 2023 580
Cet article a été écrit par
- Sarah Richard, Enseignant-chercheur en RH, directrice de bachelor à l'EM Strasbourg, Université de Strasbourg
- Amy Church-Morel, Maître de conférences en sciences de gestion, Université Savoie Mont Blanc
- Célia Lemaire, Maître de conférences HDR en sciences de gestion, Université de Strasbourg
Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. [Lire l’article original]
Avec 54 médailles dont 11 en or, la France s’est montrée relativement brillante cet été aux jeux paralympiques de Tokyo. Les athlètes s’y sont affrontés dans des disciplines spécifiques (non disputées aux Jeux olympiques) ou dans des disciplines déjà existantes mais aménagées. Pour ces dernières, les règles s’adaptent aux différentes catégories de handicap reconnus par les fédérations, non sans débats autour des types de handicap concernés et des évolutions proposées.
Ces débats font écho aux questionnements sur l’inclusion dans le monde de l’entreprise. Employeurs, managers, et collègues se trouvent souvent confrontés au dilemme du devoir de s’adapter ou non.
Nos travaux, publiés et à venir, s’intéressent en particulier aux établissements ou service d’aide par le travail (Esat) et au rapport qu’ils entretiennent avec les handicaps psychiques. Mises en place pour des handicaps mentaux, ces structures semblent s’adapter sous différents modes à ce public particulier.
Affaires d’identités
Faire évoluer une organisation selon les identités des travailleurs est une question qui se pose fréquemment pour les dirigeants d’entreprise et cela ne concerne pas que le cas du handicap. Faut-il par exemple prévoir des aménagements des horaires pour permettre une pratique religieuse ?
Deux approches organisationnelles se distinguent, l’une appelée « identity-blind » (aveugle vis-à-vis des identités), l’autre « identity-conscious » (consciente des identités).
La première met en avant des pratiques égalitaires qui ignorent les différences identitaires. Son principe fondateur est de traiter tout le monde de la même manière afin de respecter le principe de non-discrimination. La deuxième considère au contraire que les différences ne peuvent être ignorées et doivent être prises en compte par souci d’équité. Des aides, des adaptations et des supports d’accompagnement complémentaires peuvent être proposés aux personnes concernées.
Dans le cadre du handicap, les adaptations, appelées aménagements, sont un droit que toute personne déclarée en situation de handicap peut faire valoir. L’article L5213-6 du Code du travail stipule notamment :
« Afin de garantir le respect du principe d’égalité de traitement à l’égard des travailleurs handicapés, l’employeur prend, en fonction des besoins dans une situation concrète, les mesures appropriées pour permettre aux travailleurs d’accéder à un emploi ou de conserver un emploi correspondant à leur qualification, de l’exercer ou d’y progresser ou pour qu’une formation adaptée à leurs besoins leur soit dispensée. »
L’intégration du handicap dans les organisations est donc souvent traitée selon l’approche « identity conscious ».
Précaution ou attention
Mettre en place ou non des adaptations ? La réponse à cette question est une évidence pour les Esat. Aménager une place pour chacun fait partie intégrante de la mission de ces organisations. À leurs yeux, le travail reste un outil d’accompagnement et de développement de la personne handicapée.
Dans nos travaux, nous considérons la manière dont les Esat peuvent ou non développer une approche consciente du handicap psychique, un handicap dont l’importance s’accroît. Il est la conséquence de diverses maladies (psychose, schizophrénie, troubles bipolaires ou névrotiques…) et se caractérise par une altération de la cognition, des capacités de communication et de compréhension des autres.
Trois types de pratiques émergent de nos observations et des entretiens que nous avons réalisés. Les premières se montrent conscientes du handicap, mais ignorent les différences spécifiques du handicap psychique. Cette absence s’explique par les caractéristiques structurelles des Esat qui historiquement ont été créés pour le handicap intellectuel, le handicap psychique venant ainsi perturber le fonctionnement existant. L’absence de ressources et de personnel sensibilisé à cette catégorie particulière est aussi parfois soulignée. Durant un entretien, un accompagnateur nous explique :
« Si nous n’avons pas de formation pour expliquer pourquoi on fait des cas particuliers, les autres travailleurs peuvent penser “lui, il fait ce qu’il veut” »
Par précaution, l’indifférenciation des pratiques reste donc parfois de mise.
Un deuxième groupe adopte des pratiques conscientes prenant spécifiquement en compte le handicap psychique. Il s’agit de protéger les travailleurs, en permettant par exemple l’aménagement de temps d’isolement. Le handicap psychique demande également de porter une attention particulière au suivi de traitements médicamenteux.
Ces points de vigilance permettent de profiter des particularités de fonctionnement du handicap psychique, qui contrairement aux handicaps intellectuels, se caractérise par des capacités de réflexion préservées. Les professionnels tentent notamment des pratiques de montée en responsabilisation, tout en demeurant attentifs à la vulnérabilité des personnes. Une psychologue raconte par exemple :
« Parfois, il est possible de leur donner des petites responsabilités, même managériales, sans pour autant trop s’appuyer sur eux ».
Espace de la « dernière chance »
Viennent enfin des pratiques dépassant l’adaptation à la catégorie de handicap et s’adaptant à la manière dont l’individu réagit spécifiquement à sa maladie. Le handicap psychique renvoie en effet à une multitude de situations et nécessite parfois de s’affranchir de toute généralisation pour revenir à la prise en compte de l’individu.
Trois particularités du handicap psychique rendent nécessaire cette approche individualisée : l’absentéisme de ces personnes qui gêne la qualité de l’accompagnement fourni en Esat, l’impact fort de la vie privée sur le travail et la fluctuation de la maladie.
« Lorsqu’ils ne viennent pas travailler, nous ne pouvons plus rien faire. Le problème avec le handicap psychique, c’est qu’on ne voit que le haut de l’iceberg. Peut être que quelque chose s’est passé à la maison qui explique la situation, mais on ne peut pas savoir », explique un moniteur.
Face à ces comportements, les postures managériales se complexifient. Les professionnels sont par exemple contraints de s’enquérir de la vie privée des personnes pour pouvoir poursuivre l’accompagnement et de dépasser les frontières classiques du rôle managérial. Les crises, qui arrivent lorsque la personne est dépassée par son environnement et qui peuvent conduire à des accès émotionnels et de violence, poussent aussi les professionnels dans leurs retranchements. Ces derniers vont mettre en place toutes les actions possibles pour maintenir la personne dans l’Esat, vu, dans ces situations, comme un espace de la « dernière chance ».
L’utilisation des pratiques individualisées reste, par ailleurs, davantage issue de l’initiative des professionnels que de celle de l’organisation. Elle demeure nécessaire pour poursuivre la mission d’accompagnement de l’Esat, bien qu’elle frôle parfois les limites de la légalité.
Adaptation de l’organisation ou des individus ?
La coexistence de ces trois types de pratiques dans ces milieux protégés invite à poursuivre la réflexion sur l’inclusion du handicap psychique, toujours très stigmatisé, sur le marché du travail classique. Bien qu’ils ne soient a priori pas conçus pour ce type de handicap, les Esat développent des pratiques plus ou moins « conscious » qui permettent de faire face à l’inattendu et de mieux intégrer les travailleurs.
Cette recherche montre aussi que lorsque l’organisation ne peut s’adapter, la seule approche possible est de considérer l’individu et ses besoins propres. Cela impose aux professionnels de développer une attention, une posture compréhensive et à ajuster leurs actions en fonction de la situation rencontrée.
Si ces pratiques managériales méritent d’être connues, elles sont pour autant discutables. En effet, elles naissent de l’absence d’une réponse au niveau de l’organisation. C’est parce que l’organisation n’est pas idéale que les professionnels sont contraints à être flexibles. Le support étant limité, les organisations fonctionnent grâce au dévouement des professionnels.
Or, si le dévouement des professionnels semble a priori vertueux, il peut aussi les conduire à l’épuisement.