L’étude du plan-relief de la vallée de Chamonix par Thomas Meyer
Publié par Galerie Eurêka, le 24 septembre 2019 1.7k
A l’occasion des Journées européennes du Patrimoine, la Galerie Eurêka a présenté un objet exceptionnel du patrimoine scientifique, le plan-relief de la vallée de Chamonix , conservé dans ses murs. Thomas Meyer, historien, a pu documenter ce modèle et en a reconstitué toute son histoire.
Voici son étude :
Introduction
Cette étude a été réalisée dans le cadre d’un stage d’étude à la Galerie Eurêka de Chambéry où le plan-relief repose encore aujourd’hui. Le plan-relief, ou modèle, est d’une assez grande dimension : 1,70 m de longueur et 1,10 m de largeur pour 0,50 m de hauteur. Il est conservé dans une vitrine en bois surplombée d’une plaque de verre. Ce modèle représente la vallée de Chamonix, le Mont Blanc mais également le Brévent, ce qui équivaut approximativement à 17 km de longueur pour 10 km de largeur réelle (l’échelle étant alors approximativement de 1/9500e).
Ce type de plan-relief n’était pas courant, surtout avec une telle précision et un tel souci du détail. Il est fort probable que seul Charles-François Exchaquet (1746-1792) ait pu réaliser un travail de cette ampleur, datant ce plan-relief vers la fin du XVIIIe siècle.
Néanmoins, il subsiste encore quelques doutes.
Un plan-relief à vocation scientifique
- Qu’est-ce qu’un plan-relief ?
Le plan-relief est un mode de représentation géographique en trois dimensions.
Utilisés dans ses premiers temps dans l’art de la guerre, ils virent le jour en France sous le règne de Louis XIV . On comptait, en 1697, 144 plans-reliefs installés au Palais des Tuileries. La création de ce mode de représentation remonte à la Renaissance italienne : on le doit à la République de Venise qui complétait sa cartographie traditionnelle par ces maquettes.
Puis, ces derniers se sont déclinés à un usage civil : la première trace notable de leur utilisation dans ce cadre est le plan-relief du général Pfyffer. Ce dernier a reproduit le plus fidèlement possible les cantons suisses d’Unterwald, Schwitz, Uri, Lucerne, Zug et Berne.
Même si dans un premier lieu les plans-reliefs étaient plutôt artistiques, ces derniers laissèrent leur place à partir des années 1750 à des représentations plus scientifiques, avec une observation faite au préalable, des expérimentations et des données quantifiables. Ce phénomène s’accentua à la fin du XVIIIe siècle avec, au centre de toutes les préoccupations des scientifiques genevois et alpins, l’ascension du sommet le plus élevé d’Europe : le Mont Blanc.
Il est à noter que cet âge d’or du plan-relief à portée scientifique fut de courte durée. En effet, avec les progrès de la cartographie, l’intérêt de ces modèles commença à décliner pour laisser leur place à des cartes plus conventionnelles, en deux dimensions. Néanmoins, l’usage des plans-reliefs dans un cadre strictement militaire — visualisation en trois dimensions des champs de bataille ou des défenses d’une ville — continuait à perdurer jusqu’à la fin du Premier Empire.
Ainsi, les plans-reliefs constituent un témoignage de l’état des paysages, des villes ou des forteresses de l’époque où ils furent créés. Et c’est sur ce point que nous insisterons durant toute cette étude.
- Pourquoi un plan-relief de la vallée de Chamonix ?
Pour comprendre la nécessité d’une telle réalisation à propos de cette zone géographique, nous devons rappeler que le rapport à la montagne était différent d’aujourd’hui. Les Alpes, pendant tout le Moyen Âge, suscitaient uniquement la frayeur : les montagnes étaient alors représentées comme une barrière infranchissable. Pour appuyer ces propos, on peut citer quelques toponymes qui reflètent bien l’état d’esprit des habitants, comme les Monts Maudits ou encore le Mont Pourri.
La « découverte » (ou « redécouverte ») de la haute-montagne est l’œuvre des naturalistes comme Jean-Jacques Rousseau : l’homme de la nature, par extension l’homme de la montagne, est considéré comme le symbole de l’innocence et de la pureté ; par opposition à l’homme urbain, dénaturé par la société, qui est la représentation même de la méchanceté et de l’agressivité.
Ainsi, Chamonix a été « découvert » en 1740 par deux anglais, William Windham et Richard Pococke, ces derniers étant renommés pour leurs expéditions, notamment en Égypte ou en Orient. Grâce aux conseils de genevois qui pensaient cette vallée hostile et maudite, William Windham et Richard Pococke se sont inutilement surarmés, en recrutant même quelques locaux pour compléter la troupe de soldats genevois qui les accompagnaient. Dans leur esprit, ils allaient découvrir une terre chimérique, chercher un territoire impossible au milieu des mers de glace du Mont Blanc.
Ces deux explorateurs, une fois arrivés à Chamonix, ont été surpris par les « aiguilles qui dominent la vallée et [les] précipices affreux qui leur paraissaient susceptibles d’épouvanter les âmes les plus fermes ». Cependant, le récit de voyage de Windham et Pococke (relaté et imprimé dans le Mercure Suisse, en mai et juin 1743) ne produisit pas l’émoi escompté et ils furent considérés comme des rêveurs.
Cette expédition, et les suivantes qui ont eu pour objectif la découverte de la haute-montagne, se déroulèrent uniquement en été. L’hiver était beaucoup trop rude, surtout pendant le Petit Âge Glaciaire du début du XIVe jusqu’à la fin du XIXe siècle. La seconde expédition à Chamonix, à nature plus scientifique cette fois, a été entrepris par De Saussure près de 20 ans après. Il en consigne ses résultats dans son grand Ouvrage sur les Alpes.
C’est à son époque que culmine la pratique dite du Grand Tour : un voyage d’apprentissage effectué par la jeunesse des hautes classes européennes. La nécessité de développer des cartes, de repérer des itinéraires se fit rapidement sentir, notamment en ce qui concerne les passages en montagne avec la notion d’altitude. Evidemment, à cette époque les cartes existaient mais elles n’étaient pas parfaites d’un point de vue géographique, notamment en haute-montagne pour les raisons que nous avons évoqué précédemment ; de plus un élément essentiel manquait : l’effet de nivellement. Ainsi, le plan-relief vint naturellement à l’esprit comme la réponse aux attentes des contemporains.