La simulation mentale, un outil pour limiter les échecs commerciaux dans la high-tech
Publié par Université Savoie Mont Blanc, le 17 juillet 2023 1.3k
Cet article a été écrit par
- Florence Jeannot Associate Professor in Marketing, INSEEC Grande École
- Gabriel Guallino Dr en Stratégie, Fusions, Acquisitions, Joint Venture, INSEEC Grande École
- Romain Gandia Maître de conférence, Organizational Studies, Business Administration, Université Savoie Mont Blanc
Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. [Lire l’article original]
Dans le secteur high-tech, le lancement de produits innovants est une étape décisive, car le taux d’échec est généralement élevé : entre 75 et 90 % des produits lancés chaque année dans le secteur high-tech sont retirés du marché moins de douze mois après leur lancement.
Au-delà de la barrière du prix, l’échec s’explique en partie par la complexité de certaines innovations technologiques intégrées aux produits (par exemple, un appareil photo 3D ou un casque à réalité augmentée) et par la double incertitude qui en résulte.
La première est liée à la perception des bénéfices, le produit possédant un degré élevé de nouveauté qui permet aux utilisateurs d’accéder à des fonctionnalités inédites. Ces nouvelles fonctionnalités suscitent de l’incertitude chez le consommateur, car celui-ci n’est pas sûr de bien saisir leurs bénéfices réels.
La difficulté de compréhension des bénéfices est l’une des cinq raisons de l’échec de la version grand public des Google Glass, les lunettes à réalité augmentée commercialisées par Google en 2013, et retirées du marché en 2015. Les consommateurs non technophiles ont eu des difficultés à comprendre et à évaluer les avantages procurés par les fonctionnalités trop innovantes du produit. En 2017, Google a corrigé le tir en sortant une nouvelle version de ses lunettes, destinées cette fois aux entreprises.
La seconde incertitude concerne l’accès à ces bénéfices. En raison de leurs nombreuses fonctionnalités, les produits technologiques innovants nécessitent souvent un apprentissage et une modification des comportements d’usage. Ces coûts d’apprentissage et de modification comportementale suscitent de l’incertitude, car le consommateur n’est pas sûr d’avoir les compétences nécessaires pour les surmonter et accéder aux bénéfices proposés.
Comme l’explique Nicolas Nova, cofondateur de Near Future Laboratory :
« Le décalage entre la fonctionnalité et l’utilisabilité du produit est à l’origine de nombreux flops technologiques. Bien qu’il fonctionne, un objet peut être compliqué à utiliser et sera donc mis de côté rapidement. »
Nicolas Nova évoque l’exemple du baladeur Zune de Microsoft, sorti en 2006 pour tenter de concurrencer l’iPod d’Apple. Le produit sera retiré du marché en 2011. « Ce produit est apparu en même temps que l’iPod, mais il présentait un choix de musique limité et une interface beaucoup moins fonctionnelle que son concurrent. C’est ce qui explique son échec », souligne-t-il.
La double incertitude inhérente aux produits technologiques innovants peut influencer négativement leur achat, ainsi que leur adoption future. Ceci pose des problèmes stratégiques en matière de modèle économique – business model –, notamment dans l’engagement du consommateur dans la proposition de valeur.
Une étude menée en France montre que l’utilisation de la simulation mentale lors d’un prétest permet de mieux estimer le potentiel commercial d’un produit high-tech, et ainsi de limiter les risques d’échecs lors du lancement.
Mieux anticiper avec la simulation mentale
La simulation mentale est une activité cognitive qui consiste à se représenter mentalement un événement ou une série d’événements. En sciences de gestion, la simulation mentale a principalement été étudiée dans les phases « aval » du développement de nouveaux produits, en particulier lors de leur lancement sur le marché. L’originalité de l’étude réalisée réside dans l’analyse des bénéfices de la simulation mentale, mais lors d’un prétest de produit – soit en amont dans le processus de développement.
Lors d’un prétest, une instruction de simulation mentale incite le consommateur à imaginer des scènes dans lesquelles il apprend à se servir d’un nouveau produit et à l’intégrer dans son quotidien. L’objectif pour l’entreprise est d’anticiper les difficultés potentielles que pourrait rencontrer le consommateur lors de l’apprentissage de l’utilisation du produit. Les effets de la simulation mentale lors d’un prétest dépendent d’un paramètre stratégique important pour l’entreprise : la perspective temporelle de lancement (court terme ou long terme).
Les résultats montrent que, pour le lancement à court terme d’un produit high-tech (un appareil photo 3D), la simulation mentale n’influence pas l’intention d’achat (qui est un indicateur de l’engagement dans la proposition de valeur). À cette échéance, le consommateur envisageant naturellement les coûts d’apprentissage inhérents au produit, les estimations faites par l’entreprise ne sont pas biaisées. La simulation mentale est alors d’une utilité limitée.
Au contraire, lorsque le lancement est prévu à une échéance à plus long terme (par rapport à la date du prétest), la simulation mentale permet aux consommateurs de prendre conscience de difficultés en matière d’apprentissage qui se manifesteront lorsqu’ils seront exposés au produit. Elle contribue donc à avoir une vision plus juste des freins à l’engagement du consommateur dans un business model proposant l’achat et l’usage d’un produit technologique innovant.
Repenser la proposition de valeur
Jusqu’à présent, aucune étude sur le business model ne s’était intéressée aux freins à l’engagement dans la proposition de valeur. Or, ceux-ci sont exacerbés dans le cadre d’une innovation technologique. De plus, la littérature sur l’innovation n’apporte que des réponses partielles quant à la manière d’estimer les coûts d’apprentissage d’un produit innovant d’usage complexe. Or, ces estimations sont cruciales pour permettre aux managers de mieux concevoir la proposition de valeur.
La simulation mentale est donc un outil intéressant pour la conception de la proposition de valeur d’un produit technologique innovant, notamment parce qu’elle aide les managers à mieux comprendre et anticiper les freins à l’engagement du consommateur. En raison du taux élevé d’échecs lors du lancement de produits innovants, l’anticipation des freins à l’engagement en amont du processus de développement du produit est cruciale pour améliorer le business model.
Dès lors, les données collectées avec la simulation mentale peuvent amener les managers à repenser la finalité même de la proposition de valeur. Ce n’est plus seulement un vecteur d’information et de sensibilisation, mais aussi un moyen pédagogique pour minimiser les coûts d’apprentissage et éduquer le consommateur à l’usage du produit. L’objectif final reste l’optimisation de l’engagement du consommateur. Car en l’absence d’engagement, le business model est voué à l’échec : les revenus captés seront insuffisants pour rentabiliser le développement du produit innovant.
Cette contribution se fonde sur l’article de recherche intitulé « Améliorer la proposition de valeur d’un business model innovant : le rôle de la simulation mentale » et réalisé par Romain Gandia, Florence Jeannot et Gabriel Guallino, publié dans la Revue française de gestion et diffusé via FNEGE Médias.