Les gilets jaunes, aiguillons de l’innovation démocratique

Publié par Université Savoie Mont Blanc, le 18 juillet 2023   650

Cet article a été écrit par

  1. Kristian Colletis-Wahl Enseignant-chercheur en économie, Université Savoie Mont Blanc

Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. [Lire l’article original]

La fatigue démocratique permet d’expliquer le retrait des citoyens de la chose publique, la faible participation aux élections, l’absence d’implication aux réunions de concertation. Les raisons de cette fatigue sont nombreuses. Mais on y trouve en priorité le sentiment de ne pas être entendu par les représentants élus.

L’impression de l’inefficacité des politiques publiques en découle. Elles obéiraient à des impératifs financiers et idéologiques éloignés des préoccupations des citoyens – ce qui rend insupportable toute taxation supplémentaire puisque dans l’inconscient collectif, elles ne produisent de toute façon pas d’effets. Ainsi se justifie le « ras le bol fiscal », renforcé par une diminution perçue du pouvoir d’achat.

Au niveau local le recours à la démocratie participative – véritable dialogue de sourds entre élus et citoyens – donne l’impression de consultations servant à légitimer des décisions sans prise en compte de l’avis des personnes pourtant conviées à participer. Le mécanisme démocratique tourne alors à vide.

De plus, l’absence de prise en compte de l’abstentionnisme permet la stabilisation d’une organisation démocratique qui fonctionne sans citoyens et qui, dès lors, n’en est plus une. Évoquons, à ce propos, la « démocrature » parfaitement représentée par les cycles politiques municipaux. Il n’est pas rare qu’un candidat soit élu sur la base d’une liste unique avec des niveaux d’abstention très élevés, représentant la plupart du temps moins de 30 % de la population. On peut s’interroger sur la légitimité démocratique de tous ceux qui sont élus sur de telles bases. On peut aussi évoquer la durée des carrières politiques et le cumul des mandats.

Ce qui en résulte au niveau de la population sont alors des sentiments de frustration et de colère collectifs face aux discours largement répandus des élus qui affirment qu’il n’y a qu’un seul choix possible : le leur. L’acronyme américain « TINA » (there is no alternative) illustre parfaitement cette idée faisant partie du répertoire standard des débats qui se déroulent au sein des démocraties par représentation. Or une démocratie malade finit par bloquer des trajectoires d’évolution sociales puis économiques.

Sortir les sortants ou se passer des corps intermédiaires ?

La seule possibilité de manifester son désaccord dans une démocratie par représentation consiste ainsi à « sortir les sortants ». La vague de dégagisme qui est en cours depuis la dernière présidentielle traduit le fait que les corps intermédiaires (partis politiques, syndicats) ne représentent plus les intérêts de ceux qui les désignent.

Pire, ces derniers ont fini par bloquer l’évolution d’un système démocratique figé depuis trop longtemps, alors que les Gov Tech et la démocratie 2.0 le permettraient. Toutes les sphères de la société ont été profondément transformées, et le seront encore, par la révolution numérique et l’intelligence artificielle, excepté notre modèle démocratique qui reste bloqué.

Les gilets jaunes, qui émergent par surprise comme un mouvement décentralisé, sont la dernière expression de ce rejet des corps intermédiaires perçus comme non légitimes et porteurs d’éléments de langage. Les gilets jaunes ont donc le mérite de questionner l’efficacité du fonctionnement de notre démocratie. Il n’est pas étonnant que cela provoque un mouvement de panique à l’échelle politique, prompte à utiliser des termes comme populisme, poujadisme ou peste brune.

Et si la démocratie représentative ne représentait plus la majorité des citoyens ?

Si elle ne parvient plus à agréger les avis de la population, la démocratie représentative ne fonctionne plus. Les ajustements entre gouvernement, partis politiques et syndicats ne suffisent plus à stabiliser la vie politique ni à maintenir le sentiment d’appartenance nécessaire à la cohésion nationale. Plus personne ne se reconnaît alors dans des formes institutionnelles collectives qui, pourtant, devraient être le reflet des choix des citoyens.

A terme, les effets d’une démocratie qui dysfonctionne sont délétères – c’est ce que nous constatons en ce moment en France et ailleurs. Il faut donc proposer un changement de cadre, une nouvelle forme de démocratie plus respectueuse des avis individuels (« non » signifiant « non », et pas « je n’ai pas compris la question »…), plus transparente, plus à même d’initier des débats et à faire émerger de réels points de consensus.

Le Président Macron, encadré par Laurent Nunez et Christophe Castaner, le 2 décembre 2018, à Paris. Geoffroy Van Der Hasselt/ AFP

De ce point de vue, le mouvement des gilets jaunes est donc une bonne nouvelle. On assiste à la recherche d’une nouvelle forme de gouvernance qui permettrait de créer un lien direct entre le niveau individuel et collectif en évinçant les formes intermédiaires de la démocratie par représentation que sont les élus, les partis politiques et les syndicats.

La démocratie représentative finit donc par devenir contre-productive. La démocratie directe, où chaque citoyen est consulté régulièrement, à l’instar du modèle suisse, est souvent remise en cause pour sa complexité et par la nécessité de former au préalable les citoyens.

En appelant à la tenue d’un référendum et en utilisant Facebook pour discuter d’objectifs à atteindre, le mouvement des gilets jaunes produit une innovation démocratique en proposant les éléments d’une gouvernance qui permet de relier directement les échelons individuels et collectifs, les niveaux micro et macrosociaux, sans passer par les niveaux intermédiaires.

Pourtant, comme la plupart des mouvements collectifs spontanés, le risque d’étiolement est important, faute de parvenir à produire un discours structuré et intelligible.

Comment porter la parole individuelle à l’échelle collective ?

Une piste qui dépasse l’actualité politique et sociale immédiate consisterait à utiliser les ressources proposées par la démocratie numérique et les Gov Tech. Il s’agit, aujourd’hui, du seul moyen de rendre intelligible et de structurer des avis individuels sous une forme collective.

En particulier, la démocratie liquide ou par délégation – intermédiaire entre la démocratie directe et la démocratie par représentation – apparaît la plus adaptée à ce contexte, car il s’agit de la seule forme de gouvernance qui permet d’agréger, sous une forme transparente et efficace, l’ensemble des avis individuels et d’aboutir à des compromis collectifs. Ainsi, chaque citoyen est assuré d’être représenté au sein de la construction collective que devrait être la démocratie.

Les principes de fonctionnement seraient les suivants :

  • Les interactions se déroulent sur une plate-forme Internet dédiée, assimilable à un réseau social doté de fonctionnalités de vote grâce à laquelle les citoyens peuvent proposer des idées soumises aux vote de tous les inscrits ;
  • Les citoyens peuvent en recruter d’autres, ce qui permet un élargissement de la démarche ;
  • Il est possible de déléguer son vote sur la base d’un principe de transparence du vote des délégués (élus, experts ou tiers de confiance). Aucun vote de délégué n’est secret et chacun sait comment son délégué a voté. La délégation est réversible, elle peut être supprimée à n’importe quel moment ;
  • Les votes restent ouverts pendant une période donnée, allant de quelques jours à quelques semaines. Les votants peuvent donc changer d’avis. Le vote n’est plus l’anticipation isolée d’un résultat collectif (je vote « oui » car j’anticipe le fait qu’une masse critique d’autres citoyens votera « non »).

Une innovation en construction

Aujourd’hui, cette innovation démocratique est en construction sous diverses formes, avec des plates-formes Internet offrant des techniques de votes plus ou moins élaborées et des niveaux de sécurité divers (Liquidfeedback, Democracy Earth, Adhocracy, Liquidizer). En plus des votes classiques, la démocratie liquide peut être utilisée tout au long du cycle politique – ce qui permet de rendre du pouvoir aux citoyens.

A Paris, le 1er décembre 2018. AFP

Ex ante, pour contribuer à définir des logiques de politique publique et du Policy design, ce modèle démocratique a récemment contribué à définir des politiques d’Agenda 21. En cours de cycle politique il peut servir d’observatoire permettant d’identifier des signaux faibles. Ex post, il permet d’associer les citoyens à l’évaluation des politiques publiques. Ils sont donc en capacité à juger le travail de ceux qu’ils ont élus.

La démocratie liquide est donc une forme d’hygiène démocratique qui gagnerait à être mise en œuvre rapidement, sous forme expérimentale qui pourrait ensuite être généralisée. Elle remplace avantageusement les conférences de consensus et les référendums, trop binaires.

Elle est déjà mise en œuvre dans d’autres pays à l’échelle régionale où elle donne des résultats très satisfaisants. Par exemple depuis 2012, la région allemande de Basse-Saxe a basé une partie de son action politique sur ce modèle, avec une grande implication citoyenne. La ville de Munich a, elle aussi, associé ses habitants à l’élaboration des certaines politiques publiques grâce à la démocratie liquide. Le gouvernement allemand l’utilise également pour des consultations citoyennes.

Dans tous les cas, nous ne pouvons pas faire l’économie d’une réflexion élargie concernant l’innovation démocratique et l’implication des citoyens, tant les failles du modèle actuel sont devenues évidentes.

La fatigue démocratique permet d’expliquer le retrait des citoyens de la chose publique, la faible participation aux élections, l’absence d’implication aux réunions de concertation. Les raisons de cette fatigue sont nombreuses. Mais on y trouve en priorité le sentiment de ne pas être entendu par les représentants élus.

L’impression de l’inefficacité des politiques publiques en découle. Elles obéiraient à des impératifs financiers et idéologiques éloignés des préoccupations des citoyens – ce qui rend insupportable toute taxation supplémentaire puisque dans l’inconscient collectif, elles ne produisent de toute façon pas d’effets. Ainsi se justifie le « ras le bol fiscal », renforcé par une diminution perçue du pouvoir d’achat.

Au niveau local le recours à la démocratie participative – véritable dialogue de sourds entre élus et citoyens – donne l’impression de consultations servant à légitimer des décisions sans prise en compte de l’avis des personnes pourtant conviées à participer. Le mécanisme démocratique tourne alors à vide.

De plus, l’absence de prise en compte de l’abstentionnisme permet la stabilisation d’une organisation démocratique qui fonctionne sans citoyens et qui, dès lors, n’en est plus une. Évoquons, à ce propos, la « démocrature » parfaitement représentée par les cycles politiques municipaux. Il n’est pas rare qu’un candidat soit élu sur la base d’une liste unique avec des niveaux d’abstention très élevés, représentant la plupart du temps moins de 30 % de la population. On peut s’interroger sur la légitimité démocratique de tous ceux qui sont élus sur de telles bases. On peut aussi évoquer la durée des carrières politiques et le cumul des mandats.

Ce qui en résulte au niveau de la population sont alors des sentiments de frustration et de colère collectifs face aux discours largement répandus des élus qui affirment qu’il n’y a qu’un seul choix possible : le leur. L’acronyme américain « TINA » (there is no alternative) illustre parfaitement cette idée faisant partie du répertoire standard des débats qui se déroulent au sein des démocraties par représentation. Or une démocratie malade finit par bloquer des trajectoires d’évolution sociales puis économiques.

Sortir les sortants ou se passer des corps intermédiaires ?

La seule possibilité de manifester son désaccord dans une démocratie par représentation consiste ainsi à « sortir les sortants ». La vague de dégagisme qui est en cours depuis la dernière présidentielle traduit le fait que les corps intermédiaires (partis politiques, syndicats) ne représentent plus les intérêts de ceux qui les désignent.

Pire, ces derniers ont fini par bloquer l’évolution d’un système démocratique figé depuis trop longtemps, alors que les Gov Tech et la démocratie 2.0 le permettraient. Toutes les sphères de la société ont été profondément transformées, et le seront encore, par la révolution numérique et l’intelligence artificielle, excepté notre modèle démocratique qui reste bloqué.

Les gilets jaunes, qui émergent par surprise comme un mouvement décentralisé, sont la dernière expression de ce rejet des corps intermédiaires perçus comme non légitimes et porteurs d’éléments de langage. Les gilets jaunes ont donc le mérite de questionner l’efficacité du fonctionnement de notre démocratie. Il n’est pas étonnant que cela provoque un mouvement de panique à l’échelle politique, prompte à utiliser des termes comme populisme, poujadisme ou peste brune.

Et si la démocratie représentative ne représentait plus la majorité des citoyens ?

Si elle ne parvient plus à agréger les avis de la population, la démocratie représentative ne fonctionne plus. Les ajustements entre gouvernement, partis politiques et syndicats ne suffisent plus à stabiliser la vie politique ni à maintenir le sentiment d’appartenance nécessaire à la cohésion nationale. Plus personne ne se reconnaît alors dans des formes institutionnelles collectives qui, pourtant, devraient être le reflet des choix des citoyens.

A terme, les effets d’une démocratie qui dysfonctionne sont délétères – c’est ce que nous constatons en ce moment en France et ailleurs. Il faut donc proposer un changement de cadre, une nouvelle forme de démocratie plus respectueuse des avis individuels (« non » signifiant « non », et pas « je n’ai pas compris la question »…), plus transparente, plus à même d’initier des débats et à faire émerger de réels points de consensus.

Le Président Macron, encadré par Laurent Nunez et Christophe Castaner, le 2 décembre 2018, à Paris. Geoffroy Van Der Hasselt/ AFP

De ce point de vue, le mouvement des gilets jaunes est donc une bonne nouvelle. On assiste à la recherche d’une nouvelle forme de gouvernance qui permettrait de créer un lien direct entre le niveau individuel et collectif en évinçant les formes intermédiaires de la démocratie par représentation que sont les élus, les partis politiques et les syndicats.

La démocratie représentative finit donc par devenir contre-productive. La démocratie directe, où chaque citoyen est consulté régulièrement, à l’instar du modèle suisse, est souvent remise en cause pour sa complexité et par la nécessité de former au préalable les citoyens.

En appelant à la tenue d’un référendum et en utilisant Facebook pour discuter d’objectifs à atteindre, le mouvement des gilets jaunes produit une innovation démocratique en proposant les éléments d’une gouvernance qui permet de relier directement les échelons individuels et collectifs, les niveaux micro et macrosociaux, sans passer par les niveaux intermédiaires.

Pourtant, comme la plupart des mouvements collectifs spontanés, le risque d’étiolement est important, faute de parvenir à produire un discours structuré et intelligible.

Comment porter la parole individuelle à l’échelle collective ?

Une piste qui dépasse l’actualité politique et sociale immédiate consisterait à utiliser les ressources proposées par la démocratie numérique et les Gov Tech. Il s’agit, aujourd’hui, du seul moyen de rendre intelligible et de structurer des avis individuels sous une forme collective.

En particulier, la démocratie liquide ou par délégation – intermédiaire entre la démocratie directe et la démocratie par représentation – apparaît la plus adaptée à ce contexte, car il s’agit de la seule forme de gouvernance qui permet d’agréger, sous une forme transparente et efficace, l’ensemble des avis individuels et d’aboutir à des compromis collectifs. Ainsi, chaque citoyen est assuré d’être représenté au sein de la construction collective que devrait être la démocratie.

Les principes de fonctionnement seraient les suivants :

  • Les interactions se déroulent sur une plate-forme Internet dédiée, assimilable à un réseau social doté de fonctionnalités de vote grâce à laquelle les citoyens peuvent proposer des idées soumises aux vote de tous les inscrits ;
  • Les citoyens peuvent en recruter d’autres, ce qui permet un élargissement de la démarche ;
  • Il est possible de déléguer son vote sur la base d’un principe de transparence du vote des délégués (élus, experts ou tiers de confiance). Aucun vote de délégué n’est secret et chacun sait comment son délégué a voté. La délégation est réversible, elle peut être supprimée à n’importe quel moment ;
  • Les votes restent ouverts pendant une période donnée, allant de quelques jours à quelques semaines. Les votants peuvent donc changer d’avis. Le vote n’est plus l’anticipation isolée d’un résultat collectif (je vote « oui » car j’anticipe le fait qu’une masse critique d’autres citoyens votera « non »).

Une innovation en construction

Aujourd’hui, cette innovation démocratique est en construction sous diverses formes, avec des plates-formes Internet offrant des techniques de votes plus ou moins élaborées et des niveaux de sécurité divers (Liquidfeedback, Democracy Earth, Adhocracy, Liquidizer). En plus des votes classiques, la démocratie liquide peut être utilisée tout au long du cycle politique – ce qui permet de rendre du pouvoir aux citoyens.

A Paris, le 1er décembre 2018. AFP

Ex ante, pour contribuer à définir des logiques de politique publique et du Policy design, ce modèle démocratique a récemment contribué à définir des politiques d’Agenda 21. En cours de cycle politique il peut servir d’observatoire permettant d’identifier des signaux faibles. Ex post, il permet d’associer les citoyens à l’évaluation des politiques publiques. Ils sont donc en capacité à juger le travail de ceux qu’ils ont élus.

La démocratie liquide est donc une forme d’hygiène démocratique qui gagnerait à être mise en œuvre rapidement, sous forme expérimentale qui pourrait ensuite être généralisée. Elle remplace avantageusement les conférences de consensus et les référendums, trop binaires.

Elle est déjà mise en œuvre dans d’autres pays à l’échelle régionale où elle donne des résultats très satisfaisants. Par exemple depuis 2012, la région allemande de Basse-Saxe a basé une partie de son action politique sur ce modèle, avec une grande implication citoyenne. La ville de Munich a, elle aussi, associé ses habitants à l’élaboration des certaines politiques publiques grâce à la démocratie liquide. Le gouvernement allemand l’utilise également pour des consultations citoyennes.

Dans tous les cas, nous ne pouvons pas faire l’économie d’une réflexion élargie concernant l’innovation démocratique et l’implication des citoyens, tant les failles du modèle actuel sont devenues évidentes.