Pourquoi les sites qui proposent des calculs d’indemnisations après un accident ne sont pas forcément fiables

Publié par Université Savoie Mont Blanc, le 11 janvier 2024   340

Cet article a été écrit par Christophe Quézel-Ambrunaz, Professeur de droit privé, Université Savoie Mont Blanc

  Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. [Lire l’article original] 

Depuis quelque temps se multiplient des sites Internet proposant aux victimes d’accidents la possibilité de calculer les indemnisations auxquelles elles pourraient prétendre. Ces calculateurs sont à fuir. Ils donnent des résultats bien peu sérieux, sont à la limite de la légalité, et risquent de conduire les victimes à faire de mauvais choix.

La victime d’un accident, d’une infraction, de certaines maladies a le droit à une indemnisation de ses préjudices, de la part du responsable, de son assureur, ou d’un organisme d’indemnisation. Le montant de celle-ci se détermine au terme d’un processus dont le déroulement suppose le concours de plusieurs acteurs spécifiquement formés. Un médecin expert examine d’abord la victime, indique – ce qui est primordial – si l’état de la victime est ou non consolidé, et évalue certains paramètres médico-légaux, comme le taux d’incapacité ou le degré des souffrances. Ensuite, le juriste, selon une nomenclature précise et aidé par des référentiels chiffrés, traduit les atteintes telles que décrites par le médecin ou attestées par les preuves fournies par la victime en une somme d’argent.

L’ensemble du processus ressemble à un grand algorithme. Des sites Internet prétendent pouvoir indiquer l’indemnisation possible en fonction de quelques éléments saisis par la victime, ce qui semble très critiquable – cette critique ne concerne pas les logiciels destinés à être utilisés seulement par des professionnels formés, notamment des avocats, comme Norma ou Quantum, qui ne sont que des aides au calcul, et non des prédictions d’un montant indemnitaire.

Des résultats peu sérieux

Le caractère algorithmique du calcul de l’indemnisation en cas de dommage corporel peut laisser penser que l’indemnisation des victimes est prévisible, une fois renseignées quelques informations, comme la perte de revenus, les frais médicaux, le taux d’incapacité, le degré de souffrances, l’âge de la victime…

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Or, la victime, à moins d’avoir déjà été examinée par un médecin expert, ne peut renseigner convenablement le formulaire – l’expertise médicale est une spécialité pointue. Les formulaires soumis par les sites qui proposent des calculs d’indemnités en ligne sont frustes et négligent nombre de paramètres, à commencer par la date de consolidation (autrement dit, la date à laquelle l’état de la victime se stabilise), qui est absolument cruciale. Ils ne prennent pas en compte le fait que certaines sommes, notamment versées par la Sécurité sociale, doivent être déduites des montants indemnitaires. Les résultats ne peuvent donc être sérieux.

En outre, des recherches démontrent qu’à atteinte corporelle comparable, les conséquences indemnitaires peuvent varier dans des proportions très importantes (du simple au décuple). Chacun peut comprendre que l’amputation d’une main a des conséquences particulières pour le travailleur manuel, le pianiste, le parent de jeunes enfants, la personne malentendante s’exprimant en langue des signes, le paraplégique se déplaçant en fauteuil roulant manuel… Chiffrer convenablement les conséquences d’un dommage corporel suppose de prendre en compte la victime non seulement à hauteur de son atteinte physiologique, mais dans la globalité de sa personne, et dans l’écosystème que constitue son environnement.

La réparation des dommages obéit au respect du principe de la réparation intégrale, qui a pour corollaire celui de l’individualisation de la réparation. Prétendre atteindre le degré de subjectivité requis à partir de quelques éléments objectifs recueillis dans un formulaire relève de la pensée magique.

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Des sites à la limite de la légalité

Certains de ces sites sont proposés par des cabinets d’avocat, d’autres par des officines d’experts d’assurés, encore appelées mandataires de victimes, qui sont des personnes qui, sans être avocats, se proposent d’accompagner les victimes dans leurs démarches indemnitaires. Le but réel de ces formulaires n’est absolument pas de fournir de l’information, mais de récupérer les coordonnées de victimes, avec d’autres données personnelles, afin de les démarcher activement pour qu’elles deviennent clientes.

Lorsque des avocats sont dans une telle démarche, ils sont à la frontière de ce que permet leur déontologie. Un décret du 30 juin 2023 a créé un Code de déontologie des avocats. Au titre des principes essentiels de la profession se trouvent la conscience, la probité, la compétence, la prudence… qui semblent bien peu compatibles avec la création de logiciels à visée publicitaire, qui ne peuvent pas donner de résultats fiables. Si l’article 15 de ce décret prévoit que « la publicité et la sollicitation personnalisée sont permises à l’avocat si elles procurent une information sincère sur la nature des prestations de services proposées et si leur mise en œuvre respecte les principes essentiels de la profession », il semble que les courriels envoyés ne respectent pas les conditions posées.

Les sites qui ne sont pas tenus par des avocats pourraient enfreindre les règles posées par la loi du 31 décembre 1971. Celle-ci prévoit, en ses articles 54 et suivants, une restriction de l’activité de consultation juridique aux membres de certaines professions (avocats, notaires, professeurs de droit…) ; les mandataires de victimes ou experts d’assurés n’en font pas partie.

Certes, l’article 66-1 de la même loi dispose que la diffusion en matière juridique de renseignements et informations à caractère documentaire est libre. La frontière entre l’information et la consultation réside essentiellement dans la personnalisation de la réponse apportée à une question posée. Il ne fait nul doute que l’évaluation d’une indemnisation par ces sites est personnalisée, de telle sorte qu’il s’agit d’une consultation, non d’une information documentaire. Dès lors, si elle n’est pas exercée par une personne autorisée, elle est constitutive d’une usurpation de titre, réprimée par l’article 433-17 du code pénal.

En outre, des informations sensibles sont collectées par ces sites : non seulement des données à caractère personnel (âge, adresse de courriel…) mais aussi des données sensibles, car relatives à la santé (taux d’incapacité, évaluation des souffrances…). Or, nombre de calculateurs testés ne répondent pas aux exigences du RGPD (règlement général sur la protection des données) ou à celles de la loi informatique et liberté, ne serait-ce que sur le consentement à la collecte des données.

Les risques pour les victimes

Les personnes utilisant de tels services s’exposent ainsi à une exploitation indue de leurs données personnelles, notamment à des fins de démarchage. Il y a plus grave : les résultats envoyés, qui sont nécessairement fantaisistes, peuvent ancrer dans l’esprit de la victime de faux ordres de grandeur quant à l’étendue de ses droits.

Or, c’est en principe l’assureur du responsable d’un accident qui réalise une première estimation des dommages et intérêts, pour faire une offre d’indemnisation – il s’agit même d’une obligation en cas d’accident de la circulation. La victime risque dès lors, si la simulation est inférieure à l’offre, d’accepter témérairement celle-ci alors même qu’elle serait insuffisante, ce qui vaut transaction et lui interdit de demander une indemnisation complémentaire une fois repentie de son erreur. À l’inverse, si la simulation est supérieure à l’offre, la victime sera incitée à refuser cette dernière, alors même qu’elle serait pleinement satisfaisante, pour s’engager dans un contentieux dont l’issue pourrait lui être défavorable.

Favoriser le règlement amiable et protéger les droits des victimes suppose que l’évaluation des dommages et intérêts soit réalisée par un professionnel formé et compétent, qui prendra le temps nécessaire pour individualiser son estimation, et donner un conseil avisé.