Quand les marques s’invitent au musée

Publié par Université Savoie Mont Blanc, le 17 juillet 2023   660

Cet article a été écrit par

  • Damien Chaney Professeur, South Champagne Business School (Y Schools) – UGEI
  •   Mencarelli Rémi Professeur des Universités - Marketing, Université Savoie Mont Blanc
  • PULH Mathilde Maître de Conférences IAE Dijon - Université de Bourgogne, Université de Bourgogne – UBFC

Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. [Lire l’article original]

Si les marques misent sur des environnements commerciaux de plus en plus spectaculaires et « réenchantés » pour se mettre en avant et se différencier de leurs concurrents à l’image des magasins amiraux d’Apple et de H&M respectivement à New York et Barcelone, elles ont également investi en parallèle un territoire beaucoup plus inattendu : le monde des musées.

Ainsi, la marque Dior a célébré ses 70 ans d’existence avec une exposition temporaire (« Christian Dior, couturier du rêve ») au musée des Arts décoratifs (Paris) en 2018, exposition qui a attiré près de 708 000 visiteurs et qui continue son périple en ce moment au V&A Museum de Londres.

Affiche de l’exposition Christian Dior au musée des Arts décoratifs.

Sans connaître nécessairement un succès aussi important, la plupart des marques de luxe ont également fait l’objet d’expositions temporaires ces dernières années à l’image de Chanel, Guerlain, Louis Vuitton ou Balenciaga. Dans quelques mois, le musée des Tissus (Lyon) accueillera ainsi une exposition dédiée à Yves Saint-Laurent. D’autres marques de luxe développent également des structures permanentes comme le musée du parfum Fragonard à Paris ou encore le musée Gucci à Florence.

Cette conquête de la sphère patrimoniale n’est cependant pas l’apanage des seules marques de luxe. Les marques issues de l’univers de la grande consommation investissent également le champ du patrimoine en créant leur propre musée à l’image de Michelin qui retrace son histoire à travers « L’Aventure Michelin » (Clermont-Ferrand) ou de Haribo (Uzès) qui propose de « lever les mystères associés à son origine » dans son musée du bonbon.

Certains musées consacrés à des marques connaissent même des fréquentations particulièrement élevées à l’image du Guinness StoreHouse (Dublin) qui attire chaque année plus d’un million de visiteurs ou de la Heineken Experience (Amsterdam) qui a été fréquentée par plus de 1,1 million de visiteurs en 2018.

Au musée Michelin. Site du musée.

Malgré un succès public indéniable, les intrusions de ces marques commerciales dans la sphère patrimoniale génèrent de nombreuses critiques : mise en cause des fondements scientifiques ou artistiques de l’exposition, utilisation de l’espace muséal comme vitrine publicitaire conduisant certains, comme Caroline Marti de Montety à dénoncer une marchandisation de l’espace muséal. Pour autant, une marque ne peut-elle pas incarner un objet de patrimoine ? Comment peut-elle construire sa légitimité dans la sphère patrimoniale ? Au-delà d’une évidente recherche de visibilité, ces opérations ont-elles des conséquences sur les visiteurs de ces expositions ou musées ?

La Guinness Storehouse expérience.

Les marques, des objets de patrimoine comme les autres ?

Avant de s’interroger sur les conséquences de ces opérations sur les visiteurs, il convient de comprendre si une marque peut être objet de patrimoine. Et pour y arriver, il faut réinscrire ce mouvement opéré par les marques dans une perspective plus large « d’inflation patrimoniale » décrit notamment par Nathalie Heinich. En effet, le processus de construction patrimoniale fait l’objet d’un engouement spectaculaire depuis plusieurs années ouvrant la voie à la reconnaissance d’un patrimoine « ordinaire » comme l’illustre le travail réalisé par le MUCEM avec ses expositions sur les ordures (« Vies d’ordures ») ou sur le football (« Nous sommes foot »). En investissant les espaces patrimoniaux, les marques participent à ce mouvement, les entreprises endossant alors un rôle d’entrepreneurs culturels.

Chez Chaumet, une exposition rapproche l’histoire de la marque et les grands écrivains français. Chaumet

Pour légitimer ce glissement du monde marchand vers le monde muséal, les marques n’hésitent pas à mobiliser les technologies et les dispositifs issus de la sphère patrimoniale afin de capitaliser sur les valeurs propres à cet univers. Au cours d’une exposition dédiée à une marque, il sera donc systématiquement fait référence au passé à travers des dispositifs de datation ou à travers une forme d’intemporalité conférant ainsi à la marque un caractère immuable. À titre d’exemple, le musée Alfa Roméo de Milan, La Macchina Del Tempo, propose au visiteur un voyage dans le temps autour de la marque.

Les marques vont également exposer des objets bruts qui portent les traces du temps et de leur usage antérieur. C’est le cas de l’Aventure Peugeot par exemple. D’autres vont investir des espaces associés à leur histoire, à l’image d’un site de production historique transformé en espace muséal comme a pu le faire la marque Opinel. Ces dispositifs ramènent alors la marque à ses origines et la rendent crédible sur le plan biographique, culturel et historique. Les marques vont également exposer des objets présentés comme singuliers et donc rares par définition.

Ces espaces vont enfin mobiliser des techniques scénographiques afin de mettre en scène les objets exposés. Ce procédé d’artification permet de délester les objets exposés – principalement de nature commerciale – de leur fonction utilitaire et technique en leur conférant une dimension esthétique.

Tous ces dispositifs permettent ainsi aux marques de capitaliser sur les valeurs clefs de la sphère patrimoniale : l’ancienneté, l’authenticité, la beauté ou encore la rareté. La marque endosse alors un rôle de médiation intergénérationnelle ainsi qu’un rôle de représentation d’un territoire.

Investir l’espace patrimonial pour améliorer la relation client

La présence des marques dans les espaces muséaux apparaît comme un moyen particulièrement efficace de renforcer la relation avec les visiteurs. De récents travaux de recherche (Pulh, Mencarelli, Chaney, 2019) démontrent que la relation entre la marque et les visiteurs, qu’ils soient ou non consommateurs de la marque, se renforce considérablement suite à une expérience patrimoniale dédiée à une marque. Ayant exploré les expériences muséales proposées par la Maison de la Vache qui rit (Lons-le-Saunier) et par la Moutarderie Edmond Fallot (Beaune), cette recherche souligne qu’une expérience patrimoniale consacrée à une marque crée une plus forte intimité et des comportements de soutien de la part d’une majorité de visiteurs. Ces derniers indiquent ainsi ressentir une plus grande proximité affective avec la marque suite à la visite et soulignent qu’ils partagent les valeurs mises en avant par la marque.

De plus, plusieurs mois après la visite du musée, de nombreux visiteurs indiquent également avoir adopté des comportements de soutien à l’égard de la marque : achat exclusif des produits de la marque, rôle d’ambassadeur en recommandant la marque à leurs proches, voire engagement bénévole au côté de la marque pour les plus convaincus.

Comment expliquer ces comportements ? La plupart des visiteurs considèrent la démarche patrimoniale de la marque comme authentique, transparente et sincère. Ils apprécient le souci de la marque de vouloir transmettre des connaissances, sa capacité à préserver des savoir-faire et à incarner une communauté, un territoire.Après une expérience patrimoniale dédiée à une marque, le visiteur l’associe à un objet de patrimoine. Posant un nouveau regard sur la marque, le visiteur manifeste une proximité et une implication plus forte à son égard. On comprend dès lors l’intérêt croissant des marques pour la sphère patrimoniale.