Territoires ruraux : et si on redécouvrait les vertus de la propriété collective ?
Publié par Université Savoie Mont Blanc, le 12 juillet 2023 370
Cet article a été écrit par Jean-Francois Joye. Professeur de droit public, Centre de Recherche en Droit Antoine Favre, Université Savoie Mont Blanc . Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. [Lire l’article original]
La région autonome de la Vallée d’Aoste en Italie vient de promulguer une loi renforçant les consorteries et d’autres formes de propriété collective. Cinq ans auparavant la République italienne avait adopté une loi reconnaissant la diversité des propriétés collectives et des systèmes communautaires privés qui leurs sont reliées tout en rappelant leur autonomie de gestion et leurs fonctions : la protection de l’environnement, la culture, la solidarité collective et intergénérationnelle, etc.
De l’autre côté de la frontière, si le mot communs est souvent mis en avant dans les études ou discours, l’État français ne met en œuvre aucune politique de préservation ou de stimulation des systèmes fonciers ancestraux connus en milieu rural sous les termes de communaux ou de propriétés collectives.
Bien que méconnues au sein d’une société qui a glorifié la propriété privée, les propriétés collectives représentent toujours autant un mode propriétaire séduisant pour gérer avec prudence les ressources naturelles qu’une philosophie d’habiter le territoire. Cette façon d’envisager la propriété en connexion avec la nature donne préférence aux usages de la terre sur l’appropriation dans le souci de transmettre les biens en bon état aux générations futures.
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Il parait dès lors difficilement compréhensible de vouloir tirer un trait sur des siècles d’histoire et sur un patrimoine auquel les habitants sont encore attachés en mettant en avant des arguments comme le besoin de mettre fin à une certaine complexité administrative ou une supposée « désuétude ». Au contraire, l’émergence des nouveaux besoins sociétaux change la donne et les propriétés collectives n’apparaissent plus en décalage avec leur temps. Elles peuvent, bien utilisées et à leur échelle, contribuer à répondre à de nombreux enjeux du développement durable.
Des institutions sociales aux fonctions d’intérêt collectif
Durant de nombreux siècles, des seigneurs ou parfois des ordres religieux ont concédé, sur certaines terres de leur domaine, des droits d’usage aux communautés villageoises (couper du bois, puiser de l’eau, cueillettes diverses, exploiter la terre à des fins agricoles…). Les ayants droit pouvaient ainsi assurer leur subsistance tout en procédant à l’entretien de ces biens dans l’intérêt de tous. Une gouvernance et une démocratie interne censées garantir la pérennité de la jouissance collective des biens permettaient de réguler l’exercice des droits d’usage.
On mesure aujourd’hui les effets positifs de ces systèmes à la beauté des paysages façonnés en ces lieux par l’homme ou à la présence d’une biodiversité préservée (on y trouve de nombreuses zones humides, des zones Natura 2000…).
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Après avoir représenté le mode habituel de gestion des ressources en Europe, ces systèmes ont décliné. Ils ont été critiqués pour leur improductivité par les physiocrates au XVIIIème siècle (une école d’économistes libéraux de l’époque) puis la Révolution française les a déstabilisés en abolissant les privilèges.
Sous Napoléon, le code civil a promu l’idée que les choses sont appropriables individuellement tout en gardant la référence aux biens communaux. Depuis, le législateur a été soit indifférent aux communaux, soit enclin à les restreindre. Par exemple, en dernière date, une loi datant de 2013 visant à moderniser le régime des sections de commune a plutôt généré un processus d’asphyxie de cette catégorie de communs fonciers : elle a interdit d’en créer de nouveaux, durci les conditions de création des commissions syndicales pouvant les administrer et développé des procédures de vente ou de transfert des biens.
Une réalité sociale contrastée mais un droit toujours vivant
Malgré les évolutions profondes de la société rurale, les communs fonciers sont encore là. C’est en territoire de montagne qu’ils ont le plus survécu, probablement épargnés par la pression foncière et plébiscités par les populations afin de coopérer pour subsister face aux rudesses de la vie locale.
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Il en existe des formes et dénominations diverses, fruit des mutations historiques et de leur capacité à résister ou non au droit uniformisant de l’État moderne : certains relèvent de la propriété collective publique et ont été soumis au droit administratif. Il en va ainsi des sections de commune (par exemple la section du Couchant à Faverges-Seythenex en Haute-Savoie).
D’autres relèvent de la propriété collective privée et leur fonctionnement est encore largement régi par les usages locaux. Par exemple, les cayolars (refuges) dans le Pays basque ou les bourgeoisies près de la frontière suisse ou encore dans un registre différent les patecqs en Provence ou les biens non délimités, très nombreux en Massif central qui sont toujours exploités en commun tout en étant des propriétés privées. Ces systèmes ne sont assimilables ni au régime de la domanialité publique, ni à celui de l’indivision (article 815 du code civil) ni à celui de la copropriété (loi de 1965).
En pratique, le statut des communs fonciers sur les territoire est très variable puisque certains sont dynamiques et d’autres amorphes voire en déshérence. A l’étranger aussi ils sont dans ce même cas de figure. Certains sont très bien organisés. C’est le cas de quelques administrations séparées des biens d’usage civique en Italie (comme Andonno en Piémont) ou des consortages en Valais suisse dont ceux de gestion des réseaux d’irrigation.
Le lecteur ne saura trouver ici un décompte précis du nombre de ces communs pour la simple raison qu’il n’existe pas de statistiques nationales ou locales fiables. Cependant, certaines enquêtes montrent que leur nombre est encore élevé malgré une tendance continue à la baisse.
S’agissant des sections de commune, en 1999, le ministère de l’Intérieur indiquait que leur nombre s’élevait à 26 792, en majorité situées dans le Massif central. Mais cette estimation ne concerne que les sections de commune. Si on s’amusait à cumuler toutes ces superficies éparpillées, ces communs représenteraient l’un des plus grands propriétaires fonciers de France, si ce n’est le plus grand.
Un déclin non inéluctable : les nouveaux enjeux
Même si les communs fonciers ne doivent pas être trop idéalisés – on y retrouve autant de bisbilles que dans toute organisation humaine – leur persistance à de quoi intéresser.
Ils sont toutefois en mutation, pouvant à la fois conserver les usages anciens (exploitation agricole, affouage, etc.) et s’ouvrir à des usages ou actions collectives nouvelles (prévention des incendies, production d’énergie renouvelable, accueil de touristes, etc.). C’est une opportunité pour l’État à l’heure de nombreuses crises sociétales : pouvoir disposer sans coût majeur de relais locaux à des politiques d’intérêt général, de gestionnaires en la forme de communautés résilientes tout en répondant à un besoin de protection des populations.
En effet, dans de nombreux registres, les communautés villageoises sont à l’origine de pratiques ou savoir-faire utiles à la gestion des territoires. La participation des communautés aux actions à mener pour lutter contre le réchauffement climatique est d’ailleurs prévue par l’Accord de Paris de 2015. Elles peuvent être mobilisées pour entretenir les paysages, maintenir la biodiversité, gérer la faune, la forêt, prévenir les risques naturels, entretenir des équipements et des infrastructures (irrigation, production d’énergie renouvelable, accueil de touristes), ou encore favoriser la production alimentaire locale par la mise à disposition de terres hors marché aux exploitants, etc.
Enfin, quand ils fonctionnent, les communs fonciers sont des espaces de sociabilité et d’échange d’informations. Les liens sont tissés lors de l’exercice des droits d’usage : entre agriculteurs, entre chasseurs, entre affouagistes - les personnes ayant le droit de ramasser ou couper du bois dans une forêt usagère -, entre cueilleurs, etc.. Ils résultent aussi des actes courants de gestion de la propriété collective (débroussaillage, réfection de chemins, de bâtiments, etc.) ou de l’animation des instances de gouvernance. Il serait intéressant de les laisser prospérer sans quoi l’on réduit encore en milieu rural un espace de participation peu visible.
Maintenir un espace d’action pour les propriétés collectives
Dans le contexte politique et social contemporain, l’État détient l’une des clés de la pérennisation des communs fonciers. Il a, selon nous, intérêt à maintenir un espace d’action pour les propriétés collectives et à faciliter leur insertion dans le système juridique moderne.
La reconnaissance des communs fonciers semble nécessaire afin de dissiper de nombreux ressentiments et injustices vécus par des populations rurales confrontées à l’absence de considération pour leur modèle de vie en rapport étroit avec la nature. Bien entendu nul n’ignore les critiques qui les affectent (abandon d’usages trop anciens, replis égoïstes, etc.) et les défis à relever dont celui de la manière dont chacun peut ou veut s’impliquer dans son cadre de vie au sein d'une société devenue très individualiste. Mais bien des maux pourraient trouver un remède si l’on valorisait les communs auprès des populations au lieu de faire durer la petite musique de leur inévitable disparition au motif que le contexte sociétal agricole qui les a vu naître n’existe plus.
C’est à leur articulation avec les politiques et acteurs publics qu’il faut travailler. La coopération intra-communale ferait alors de nouveau sens dans les territoires très ruraux dilués dans les grands ensembles intercommunaux ayant éloignés le citoyen des centres de décision.
Le 21 octobre 2022, l’auteur de cet article sera présent à un colloque organisé à Paris au Palais du Luxembourg et intitulé « Relancer les communs fonciers ». Les participants se pencheront sur l’avenir des politiques territoriales avec les communs fonciers.