The Conversation : « Henri Lopes, écrivain très politique et grand nom de la littérature africaine et francophone »

Publié par Université Savoie Mont Blanc, le 4 octobre 2024   110

Cet article a été écrit par Frédéric Turpin, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Savoie Mont Blanc et membre du Centre de Recherche en droit Antoine Favre. Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. [Lire l'article original]


Pourquoi choisir la vie et l’œuvre d’Henri Lopes (1937-2023) comme symbole de la francophonie africaine ? Le nom de son aîné Léopold Sédar Senghor (1906-2001) apparaît certes au premier chef tant il siège indiscutablement au panthéon des « pères fondateurs » de la francophonie. Mais le lettré engagé devenu homme d’État congolais puis ambassadeur de son pays à Paris le mérite également, tant il concentre en lui la diversité culturelle francophone, ses rapprochements symbiotiques et ses contradictions historiques et humaines.

L’écriture fut sa vie durant un fil rouge, à la fois quête identitaire, expression de ses convictions et démonstration de son goût des belles lettres avec toujours pour toile de fond cette Afrique métissée dont il était un parfait représentant tant dans sa chair que ses cultures.

Prise de conscience littéraire et politique au Quartier latin

Rien ne prédisposait initialement le jeune Henri Lopes à devenir un grand nom de l’Afrique et de la Francophonie. Né en 1937 à Léopoldville (actuelle Kinshasa) au Congo belge, il est le fruit de l’union de deux métis qui furent abandonnés par leurs pères européens. Dans cette Afrique coloniale et bientôt indépendante, il appartient à ce groupe humain spécifique des métis, entre deux mondes et le plus souvent rejeté par les deux. Il lui faudra du temps pour se libérer de son « complexe de métis qui voulait se fondre dans le monde noir » et l’assumer comme « un enrichissement ».

Jusqu’en 1949, il partage ses années d’école entre Brazzaville et Bangui, puis poursuit ses études secondaires à Nantes et supérieures à Paris. Il est diplômé d’une licence d’histoire à la Sorbonne. Ce séjour parisien le marque durablement.

C’est dans l’antre de la librairie Présence africaine du Quartier latin qu’il découvre, son « chemin de Damas », l’Anthologie de la poésie nègre et malgache de Senghor. On retrouve, dans ses premiers écrits, l’influence de Senghor et de l’autre chantre de la négritude, le Martiniquais Aimé Césaire, sans compter son émerveillement pour la poésie de Louis Aragon. À Paris, il s’initie à la lutte anti-coloniale et milite à la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France.

Une carrière politique de premier plan

À l’issue de ses études parisiennes, ce citoyen « des deux rives du Congo » choisit le Congo-Brazzaville comme patrie d’adoption et s’y installe. L’Afrique centrale est alors un monde en construction. Les jeunes diplômés, peu nombreux au lendemain des indépendances, connaissent une ascension fulgurante.

Membre du Parti congolais du travail, Henri Lopes est d’abord professeur d’histoire à la toute jeune École normale supérieure d’Afrique centrale à Brazzaville, puis directeur général de l’Enseignement jusqu’en 1968. Dans le contexte de l’élimination systématique des séquelles du colonialisme, les autorités congolaises marxistes lui demandent de justifier ses origines de métis. Outré, le directeur général Lopes répond, en paraphrasant Albert Einstein : « Mes origines, Messieurs, les mêmes que les vôtres : le singe. »

Il débute alors une carrière ministérielle au sein du gouvernement de la République populaire du Congo présidé par Marien Ngouabi, régime marxiste appuyé sur un parti unique, le PCT, et une forte centralisation politique et administrative. Il est d’abord, à partir de 1969, ministre de l’Éducation nationale puis, en 1972, ministre des Affaires étrangères. L’année suivante, il devient premier ministre, charge qu’il occupe jusqu’en 1975.

Ce cacique du régime ngouabiste retrouve les allées du pouvoir comme ministre des Finances de 1977 à 1980 dans un contexte politique marqué par les coups d’État et les assassinats – à commencer par celui de Marien Ngouabi le 18 mars 1977 – qui se conclut par l’installation au pouvoir du colonel et ministre de la Défense Denis Sassou Nguesso. Lopes prend du champ avec la vie politique congolaise et entame, en 1981, une carrière de fonctionnaire international au sein de l’Unesco dont il devient l’année suivante le directeur adjoint. En 1998, après la fin de la sanglante guerre civile, le président Denis Sassou Nguesso le nomme ambassadeur du Congo en France, poste stratégique que ce soutien indéfectible du régime congolais occupe jusqu’en 2015.

Tentatives infructueuses de présider l’OIF

Parallèlement à ses activités politiques, il se consacre à la création littéraire, au point d’être considéré comme l’un des pionniers de la littérature africaine moderne.

En 1972, son premier ouvrage, Tribaliques, est couronné par le Grand prix littéraire d’Afrique noire de l’Association des écrivains de langue française. Ce recueil de nouvelles devient rapidement un classique. Pendant plus de quarante ans, Henry Lopes compose une douzaine de romans dont Le Pleurer-rire (1982) dans lequel il « avance masqué », avant de « se mettre à nu » en partie dans un essai (Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois, Gallimard, 2003) puis complètement dans un récit autobiographique (Il est déjà demain, Jean-Claude Lattès, 2018). En 1993, il se voit décerner par l’Académie française le grand prix de la francophonie.

Auteur reconnu et cacique de la vie politique congolaise et internationale, Henri Lopes est le candidat de l’Afrique centrale pour le poste de secrétaire général de ce qui est en train de devenir, lors du sommet de Hanoi en novembre 1997, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Mais faute d’accord entre Africains, c’est le candidat soutenu par la France, l’Égyptien Boutros Boutros Ghali, ancien secrétaire général de l’ONU, qui est élu.

Et lorsqu’en 2002, au cours du sommet francophone de Beyrouth, la question de sa succession est ouverte, c’est finalement le candidat de l’Afrique de l’Ouest, l’ancien président sénégalais Abdou Diouf, soutenu par Paris – aussi bien par le président Chirac que, durant la cohabitation, par le premier ministre Lionel Jospin et le ministre délégué à la Coopération et à la Francophonie Charles Josselin – qui l’emporte à son détriment.

Pourtant, Henri Lopes disposait de nombreux soutiens. Il fallut que Jacques Chirac fasse le siège du président gabonais Omar Bongo et de son homologue congolais qu’il aurait violemment apostrophé par un « Denis, cesse de déconner. Enlève la candidature d’Henri Lopes ! » Les chefs d’État et de gouvernement d’Afrique centrale, ou leurs représentants, se retrouvèrent alors dans la suite du président Bongo et convinrent qu’il n’était pas possible de maintenir la candidature de Lopes face à l’opposition de la France. Au cours de la nuit, ils firent venir Henri Lopes. Omar Bongo lui demanda : « Henri, est-ce que tu maintiens ta candidature parce que vraiment Jacques vient de nous faire honte et nous a mis dans une situation que j’ai sur le cœur ? » La mort dans l’âme, Henri Lopes retira sa candidature. Il ne fut jamais secrétaire général de l’OIF.

Un regard acéré sur l’Afrique

Henri Lopes n’en demeure pas moins un des grands noms de la littérature africaine et francophone. Il excelle en peintre sarcastique des contradictions et malheurs de l’Afrique indépendante. Dès ses Tribaliques, il montre, à travers ses personnages romanesques, les problèmes et désillusions politiques de la société congolaise post-coloniale : népotisme, corruption, injustice sociale et néocolonialisme français. Il pointe également du doigt les maux, qu’il n’impute pas à l’ancien colonisateur : les préjugés ethniques et le tribalisme couplés à la faillite de l’idéal collectif des indépendances au profit de comportements individualistes.

Dans son roman Le Pleurer-rire de 1982, sa plume décrit, avec humour et ironie, les bouffonneries d’un « maréchal-président » tyrannique dans une langue truffée de « congolismes ». Henri Lopes se fait aussi le chantre d’une Afrique métissée et d’une langue française créolisée en perpétuelle réinvention. Vers la fin de sa vie, il se montre plus critique à l’égard de la négritude. Dans Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois, paru en 2003, il revendique une identité plurielle et ouverte, véritable parabole des identités plurielles des francophonies.


Cet article est publié en partenariat avec l’Agence universitaire de la Francophonie à l’occasion du XIXe sommet de la Francophonie qui se tient les 4 et 5 octobre 2024 à Villers-Cotterêts. The Conversation

Le visuel d'illustration est publié sous licence CC BY-NC