The Conversation : « Jacques Chirac, initiateur de l’Organisation internationale de la Francophonie »

Publié par Université Savoie Mont Blanc, le 4 octobre 2024   390

Cet article a été écrit par Frédéric Turpin, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Savoie Mont Blanc et membre du Centre de Recherche en droit Antoine Favre. Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. [Lire l'article original]

L’histoire de la Francophonie institutionnelle se concentre le plus souvent sur les « pères fondateurs » Léopold Sédar Senghor, Hamani Diori, Habib Bourguiba et Norodom Sihanouk. C’est oublier un peu vite que l’ancien président français (1995-2007) Jacques Chirac a joué un rôle déterminant dans la création et le développement de l’Organisation internationale de la Francophonie dans les années 1990 et 2000.

Cette action n’est pas le fruit du hasard ou du seul calcul politique. Elle traduit chez lui une véritable militance en faveur de la Francophonie. Jacques Chirac est d’abord un partisan convaincu de la francophonie linguistique et culturelle, dans la lignée de son mentor en politique Georges Pompidou. Il nourrit très tôt une réflexion sur le rôle d’une langue, sa place dans l’influence d’un pays et son importance du point de vue de la culture et de l’identité des peuples.

Toutefois, cet attachement n’est probablement pas de même nature que celui manifesté par Pompidou. Chirac n’est pas un lettré profondément épris de littérature et amoureux des mots de la langue française comme pouvaient l’être un Pompidou, un Senghor et un Mitterrand. C’est en revanche une personnalité très ouverte sur la diversité des cultures dans le monde et sur la nécessité de les protéger. La construction du musée des Arts premiers du Quai Branly à Paris en témoigne notamment. Le combat en faveur de la francophonie est donc tout autant, chez Jacques Chirac, une affaire de défense de la langue et de la culture françaises à l’échelle mondiale qu’une lutte permanente pour le respect de la diversité culturelle et linguistique dans le processus de la mondialisation.

La francophonie comme instrument de résistance à l’uniformité culturelle

Pour Jacques Chirac, comme il l’exprime le 12 février 2002, la francophonie constitue à la fois une donnée culturelle et identitaire fondamentale – celle de la France et de l’ensemble des pays ayant en partage la langue française – et un instrument multilatéral dans sa politique internationale en faveur d’une mondialisation rationalisée, « promesse d’échanges et de richesses accrues » et non de dissolution « dans un magma uniforme ».

« S’affirmer francophone – explique-t-il lors du sommet francophone de Cotonou le 2 décembre 1995 –, c’est combattre un risque majeur pour l’humanité : l’uniformité linguistique et donc culturelle […] Défendre le rayonnement de la langue française, c’est défendre le droit à penser, à échanger, à s’émouvoir et à prier autrement. C’est défendre l’ouverture à autrui et donc la tolérance. »

La construction d’une francophonie institutionnelle forte relève ainsi tout autant de l’impératif diplomatique, pour affirmer le fait politique francophone dans le monde, que de l’impératif culturel, pour défendre la diversité des langues et des cultures face à une mondialisation uniformisatrice. La solidarité qu’entraîne le fait d’avoir une langue en partage doit s’exprimer sur le plan politique avec pour objectifs de promouvoir ensemble démocratie, droits de l’homme, bonne gouvernance et développement par rapport à des francophonies confinées à des solidarités culturelles – parfois très vagues –, et aux programmes modestes dans les domaines de la coopération culturelle. C’est véritablement l’ambition de porter la francophonie au niveau d’une organisation de type Commonwealth. Reste à concrétiser la francophonie en une grande organisation internationale de coopération.

L’OIF et la francophonie politique

En accédant à la présidence de la République, Jacques Chirac assume un véritable leadership de la France dans les négociations difficiles pour parvenir à un accord sur l’organisation institutionnelle de la francophonie.

Cette impulsion et cette implication personnelles du président français se traduisent, lors du sommet de Hanoi, en novembre 1997, par la naissance de la Francophonie. Celle-ci prend dès l’année suivante le nom courant d’Organisation internationale de la francophonie (OIF).

L’affirmation d’une véritable francophonie politique est rendue possible par la création du poste de secrétaire général voulu par la France. Mais il ne suffit pas de créer une institution pour lui donner le rôle et le renom souhaités. Jacques Chirac choisit et impose celui qui doit incarner et inventer la fonction : l’Égyptien Boutros Boutros Ghali, ancien secrétaire général de l’ONU. Toutefois, le succès français n’est pas complet puisque l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), créée en 1970 par le traité de Niamey, est transformée en une Agence intergouvernementale de la Francophonie (AIF). Ce qui conduit, dans les faits, à une certaine dualité entre le secrétaire général de la Francophonie/OIF et l’administrateur de l’ACCT/AIF (Roger Dehaybe).

Au cours des années suivantes, le président Chirac n’a de cesse de vouloir renforcer le pouvoir du secrétaire général au détriment de celui de l’administrateur de l’AIF au nom de l’ambition de faire de l’OIF « un véritable ensemble géopolitique ».

D’abord par le choix du secrétaire général. Après le temps pionnier de Boutros Boutros Ghali succède celui de l’affermissement avec la nomination de l’ancien président sénégalais Abdou Diouf lors du sommet de Beyrouth en 2002. Comme en 1997, c’est Jacques Chirac lui-même qui réussit à faire désigner au forceps Diouf alors que son concurrent congolais Henri Lopes paraissait mieux placé.

Abdou Diouf est incontestablement pour Paris l’homme de la situation. D’autant que le président Chirac et ses conseillers entendent tout particulièrement appuyer la dimension démocratie, gouvernance et prévention des conflits de la Francophonie. Cette focalisation sur un volet multilatéral très politique – qui vaut déjà à l’OIF le surnom de « mini-ONU » – porte la marque de l’Élysée et des objectifs géopolitiques poursuivis par la France à travers cette construction.

Ensuite, du point de vue institutionnel, il faut attendre la conférence ministérielle francophone (CMF) d’Antananarivo de 2005 pour que cesse la dyarchie au sein de l’exécutif de la Francophonie. Les pouvoirs du secrétaire général en sortent renforcés puisqu’il est non seulement le représentant légal de l’OIF, investi de fonctions politiques, mais devient aussi responsable de son administration et de son budget. Il en délègue la gestion à un administrateur qu’il nomme après consultation de la CMF. Le secrétaire général coordonne l’action des différents opérateurs au sein du conseil de coopération qu’il préside. Il est bien la clé de voûte du dispositif institutionnel de la Francophonie, mais d’une Francophonie qui a pris un tour de plus en plus politique.

Élargir le périmètre de la Francophonie

Le renforcement de la Francophonie politique pose également la question de son périmètre géographique. La question est essentielle car lourde de conséquences pour l’avenir et interroge sur la définition même du sens du projet francophone.

Pour le président Chirac, l’élargissement est conçu comme une nécessité car la Francophonie politique aura un poids sur la scène internationale proportionnel au nombre de ses membres. De ce point de vue, il considère qu’il faut admettre au sein de l’OIF des membres qui ne sont pas francophones, mais qui pratiquent des politiques linguistiques en sa faveur. Sous son impulsion, la solution d’un élargissement au-delà du socle francophone traditionnel est privilégiée – on assiste à l’entrée de la Moldavie (1995) et de la Grèce (2004) comme États membres, ou de la Lituanie (1999) et la Hongrie (2004) comme membres observateurs – malgré les réticences de nombre de pays africains.

La Francophonie politique et institutionnalisée, avec à sa tête un secrétaire général très politique, porte bien la marque de la volonté et, bientôt, de l’héritage du président Jacques Chirac. En cela, plus que le « père fondateur » de la francophonie, il est le « père fondateur » de l’OIF et d’une certaine idée de la francophonie.


Cet article est publié en partenariat avec l’Agence universitaire de la Francophonie à l’occasion du XIXe sommet de la Francophonie qui se tient les 4 et 5 octobre 2024 à Villers-Cotterêts. The Conversation