The Conversation : « La loi de finances spéciale permettra-t-elle d’assurer la continuité de l’État ? »

Publié par Université Savoie Mont Blanc, le 16 décembre 2024

Cet article a été écrit Alexandre Guigue, professeur de droit public et directeur du Centre de recherche en droit Antoine Favre de l'Université Savoie Mont Blanc. Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. [Lire l'article original]

Le renversement du gouvernement Barnier en plein débat sur le budget a plongé la France dans une situation inédite. Emmanuel Macron a annoncé le dépôt d’un projet de loi spéciale pour assurer la continuité de l’État et le fonctionnement régulier des services publics au 1er janvier 2025. Le début de l’examen est prévu le 16 décembre à l’Assemblée nationale pour une adoption avant la fin de l’année. Mais le chemin est encore long avant un retour à la normale en matière budgétaire.


Comment assurer la continuité du fonctionnement de l’État en 2025 malgré la censure du gouvernement Barnier et l’absence de loi de finances ?

Pour pouvoir fonctionner au 1er janvier, le Parlement doit adopter un projet de loi de finances avant le 31 décembre. Un tel texte prévoit et autorise, entre autres, les recettes et les dépenses publiques pour une année. Sans ce texte, les impôts ne pourraient plus être collectés et les fonctionnaires ne seraient plus payés.

Quelles solutions pour adopter un budget en cas de blocage ?

La Constitution de 1958 et L’article 45 de la loi organique relative aux lois de finances de 2001 (LOLF : texte organisant les finances publiques du pays) ont prévu trois procédures en cas de difficultés pour adopter le budget, mais la situation actuelle ne correspond à aucune des trois.

Emmanuel Macron s’est inspiré de ces textes pour annoncer le vote d’un projet de loi spéciale par le Parlement pour reconduire le budget de 2024. Ce faisant, il s’appuie sur un précédent datant de 1979. À l’époque, un projet de loi spéciale avait permis d’assurer la continuité de l’État jusqu’à l’adoption du projet de loi de finances le 18 janvier 1980.

Le contenu du projet de loi de finances spéciale

L’article 47 de la Constitution prévoit que la loi spéciale autorise la perception des impôts et permet au gouvernement d’ouvrir par décret les crédits se rapportant aux services votés. Cette notion correspond au minimum de dépenses que le gouvernement juge nécessaire pour faire fonctionner les services publics dans la limite du plafond des crédits de l’année précédente. Sans autre disposition, un tel texte ne permet aucune mesure fiscale nouvelle, pas même l’indexation des tranches de l’impôt sur le revenu sur l’inflation. Concrètement, cela signifie une augmentation mécanique de l’impôt. Cela rend même des foyers redevables de l’impôt sur le revenu alors qu’ils ne l’étaient pas. Toujours sans autre disposition, une telle loi minimale ne permet pas à l’État d’emprunter. Or, avec un déficit chronique et une dette colossale, l’emprunt est la condition de bon nombre de dépenses publiques.

Le gouvernement Barnier a saisi le Conseil d’État d’une demande d’avis sur la manière d’interpréter l’article 45 de la loi organique. Dans son avis rendu le 9 décembre 2024, le Conseil d’État a donné des indications sur le contenu possible du projet de loi spéciale.

Présenté en Conseil des ministres le 11 décembre 2024, le projet de loi spéciale a été transmis le même jour à l’Assemblée nationale. Il prévoit la perception des impôts, l’emprunt et la garantie aux organismes de sécurité sociale de disposer de leurs ressources non permanentes.

Suivant la mise en garde du Conseil d’État qui a considéré que la notion d’« impôts existants » empêchait de prévoir toute mesure fiscale nouvelle, le gouvernement n’a pas prévu de disposition pour indexer l’impôt sur le revenu sur l’inflation. En revanche, le principe de continuité de la « vie nationale » a paru justifier au Conseil d’État que le projet de loi spéciale autorise un recours à l’emprunt. Enfin, le projet de loi spéciale permettra aux organismes de sécurité sociale de recourir à des ressources non permanentes (avances de trésorerie et emprunts). Cette disposition comble le vide laissé par le rejet du projet de loi de financement de la sécurité sociale lors du renversement du gouvernement.

Les enjeux politiques et juridiques du projet de loi de finances spéciale

Une adoption du projet avant le 31 décembre 2024 garantirait le fonctionnement minimal de l’État en attendant le vote par le Parlement des projets de lois de finances annuels habituels. Mais il existe encore des obstacles politiques et juridiques.

Le Gouvernement de Michel Barnier a été renversé lorsqu’il a essayé de faire adopter le projet de loi de financement de la Sécurité sociale, c’est-à-dire avant même le vote du projet de loi de finances. En déposant un projet de loi de finances spéciale comportant trois articles au lieu de l’article unique prévu par la Constitution et sans mesure fiscale nouvelle, le Gouvernement expose le texte à un débat difficile à l’Assemblée nationale.

Plusieurs députés se préparent à déposer des amendements, risquant de relancer un dialogue de sourds entre les différents groupes politiques. Si les principaux groupes qui ont conduit au succès de la motion de censure contre le Gouvernement se sont déclarés prêts à voter le projet de loi spéciale, son contenu pourrait poser problème et un rejet menacerait la continuité de l’État au 1er janvier 2025.

Des obstacles juridiques pourraient s’ajouter aux obstacles politiques. En effet, si le projet est voté par le Parlement, un minimum de 60 députés ou 60 sénateurs pourraient saisir le Conseil constitutionnel pour qu’il se prononce sur sa constitutionnalité. Si une déclaration d’inconstitutionnalité de la totalité du projet est peu vraisemblable, certaines dispositions pourraient être invalidées, ce qui réduirait le texte au seul minimum nécessaire.

Si la loi est promulguée avant le 1er janvier, il restera alors au Parlement à voter un nouveau projet de loi de finances. À en croire les débats houleux de l’automne 2024, la discussion qui s’annonce sera longue et difficile. En cas de blocage, Emmanuel Macron pourrait à nouveau dissoudre l’assemblée en juillet 2025. En attendant, si la loi spéciale est adoptée, le pays fonctionnera dans les limites de ce que prévoit le budget 2024. The Conversation