Cet article a été écrit par Frédéric Turpin, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Savoie Mont Blanc et membre du Centre de Recherche en droit Antoine Favre. Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. [Lire l'article original]
Sa vie durant, l’écrivain et poète, père de la négritude, fut un militant passionné de la francophonie. Celui qui fut le premier président de la République du Sénégal a œuvré pour sa traduction politique à travers une organisation intergouvernementale.
Léopold Sédar Senghor est considéré comme un des « pères fondateurs » de la Francophonie aux côtés du Nigérien Hamani Diori, du Tunisien Habib Bourguiba ou encore du Cambodgien Norodom Sihanouk.
Il lui est toutefois accordé une place unique par sa longévité et par son action de héraut de la francophonie. Et parce que, à la différence de ses trois autres pairs, l’ancien président de la République du Sénégal en est également le concepteur intellectuel, voire spirituel par son cheminement personnel, de la négritude à la Civilisation de l’Universel, en passant par la francophonie. Enfin, Senghor, c’est aussi le poète et l’homme de lettres qui siège jusqu’à sa mort à l’Académie française.
Né en 1906 à Joal, sur les bords de l’Atlantique, dans ce qui est alors la colonie française du Sénégal, Léopold Sédar Senghor est issu d’une famille de propriétaires-négociants aisée. Après des études secondaires à Dakar, il débarque, en 1928, à Paris, en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand où il se lie d’amitié, pour la vie, avec un de ses condisciples : Georges Pompidou.
Licencié ès lettres, il est le premier Africain à être reçu à une agrégation, celle de grammaire, en 1935. Commence alors une carrière de professeur dans l’enseignement secondaire en France métropolitaine.
Les années 1930 ont aussi été celles de la négritude. Avec Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas, il développe ce concept qu’il définit comme « une manière d’être homme, surtout de vivre en homme. C’est la sensibilité et, partant, l’âme plus que la pensée » africaine.
« Pour un humanisme nouveau »
Au-delà de la redécouverte et de l’affirmation de la civilisation négro-africaine, c’est aussi un combat pour la libération des chaînes de la colonisation culturelle « pour un humanisme nouveau ». Elle suscite de vives critiques, y compris chez Jean-Paul Sartre et bien d’autres intellectuels africains qui voient en elle « un racisme antiraciste ». Ce dont Senghor se défendra sa vie durant.
Mobilisé, il est fait prisonnier en juin 1940 et passe deux ans dans des camps de prisonniers. Libéré pour cause de maladie, il reprend ses activités d’enseignant tout en participant à la Résistance. Entre 1945 et 1960, il occupe la chaire de linguistique à l’École nationale de la France d’outre-mer, chargée de former les cadres de l’administration coloniale.
Parallèlement à ses activités enseignantes et de création poétique, Senghor débute en novembre 1945 une carrière politique. Élu à la 1ere Assemblée nationale constituante, il siège au Palais-Bourbon jusqu’en 1958 et devient secrétaire d’État dans le gouvernement d’Edgar Faure en 1955-1956. En 1948, il fonde avec Mamadou Dia le Bloc démocratique sénégalais.
Opposé à la politique de l’assimilation depuis ses premières années d’école, il se montre en revanche partisan d’une réforme de l’Union française – nouvelle incarnation de l’empire colonial français après 1945 – qui permette la prise en compte des identités culturelles de tous. Ce positionnement en faveur de liens franco-africains renouvelés mais durables lui vaut de fortes oppositions dans les milieux africains anticolonialistes.
Il ne se rallie qu’à partir de 1957 au principe de l’indépendance. Sa grande crainte est la balkanisation des territoires d’outre-mer de la fédération d’Afrique occidentale française. Dans la perspective des indépendances, il milite pour un véritable fédéralisme africain. En janvier 1959, il lance en ce sens, avec Modibo Keita, qui en deviendra le président, la fédération du Mali (Sénégal et Soudan français), qui se veut précurseur d’un ensemble fédéral francophone plus vaste. Il assume pendant plus d’un an la présidence de l’Assemblée fédérale.
Premier président du Sénégal
Mais la fédération tourne rapidement au vinaigre entre Sénégalais et Soudanais. Le 20 août 1960, la rupture est consommée avec l’indépendance du Sénégal ; Senghor en est le premier président de la République. Ce n’est qu’en décembre 1980 qu’il quitte volontairement – fait unique à cette époque – le pouvoir.
Pendant ces vingt ans, le président Senghor est un défenseur passionné de la francophonie, dont il appelle de ses vœux une traduction institutionnelle multilatérale. Il prône tout d’abord, en vain, la multilatéralisation de la coopération bilatérale franco-africaine née des indépendances afin de rééquilibrer les relations entre la France et les États africains francophones.
Parallèlement, il développe le concept de francophonie auquel il apporte une pierre théorique de fondation dans son article « Le français, langue de culture », paru dans la revue Esprit en novembre 1962, consacré au français dans le monde :
« La francophonie, c’est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des “énergies dormantes” de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire. “La France, me disait un délégué du FLN, c’est vous, c’est moi : c’est la Culture française”. Renversons la proposition pour être complets : la négritude, l’arabisme, c’est aussi vous Français de l’Hexagone. Nos valeurs font battre, maintenant les livres que vous lisez, la langue que vous parlez : le français, Soleil qui brille hors de l’Hexagone. »
La négritude des années 1930 a conduit progressivement Senghor à la Francophonie, à travers ce qu’il qualifie plus volontiers de francité, c’est-à-dire « l’ensemble des valeurs de la langue et de la culture, partant de la civilisation française ». Pour lui, la France a apporté à l’Afrique « l’esprit de méthode et d’organisation », « un mode d’expression et un mode de pensée ».
Si la négritude permet à chaque peuple africain de « s’enraciner profondément dans les valeurs de sa civilisation originaire », cela leur ouvre les voies « des valeurs fécondantes de la civilisation française mais aussi des autres civilisations, complémentaires, de la Francophonie ». Il recommande donc de bâtir une communauté francophone « de peuples différents mais solidairement complémentaires ».
« Commonwealth à la française »
À partir de 1964-1965, il se fait, avec Hamani Diori et Habib Bourguiba, le chantre de la création d’une grande organisation francophone de coopération intergouvernementale. Les réticences sont nombreuses, tant en Afrique qu’en France. Et ce n’est que lors de la seconde conférence de Niamey en mars 1970 que l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT) voit le jour.
Mais celle-ci n’est qu’un pâle reflet du projet de Senghor qui a en tête un « Commonwealth à la française ». Au cours des années 1970, il n’a de cesse de proposer de dépasser la modeste ACCT en réunissant les chefs d’État et de gouvernement des pays partiellement ou entièrement de langue française lors de sommets qui devront se tenir suivant une périodicité déterminée.
Senghor s’érige dès lors en héraut d’une nouvelle organisation qui englobera tous les États francophones. Lors des sommets franco-africains de Nice (1979) et Kigali (1980), il présente ainsi son grand projet de « Communauté organique des pays partiellement ou entièrement de langue française ».
Le sommet de l’organisation serait constitué par la conférence des chefs d’État et de gouvernement se tenant tous les deux ans. Des conférences ministérielles annuelles (plénières ou régionales) dans des secteurs déjà couverts (Éducation, Justice, Jeunesse et Sport) et nouveaux (Affaires étrangères, Économie et Finances) se tiendraient régulièrement tandis qu’un secrétariat général, sur le modèle de celui du Commonwealth, dirigé par un homme politique, serait créé.
Enfin, pour ce qui touche aux actions concrètes, l’ACCT se verrait adjoindre d’autres opérateurs : une fondation regroupant un conseil international des langues et un centre d’information et de diffusion, et une fédération des associations francophones regroupant les grandes institutions privées de la francophonie.
Toutefois, outre les réticences de nombre d’États africains, qui préfèrent maintenir des relations directes avec Paris, le projet échoue sur la question québécoise, c’est-à-dire la détermination de la France à voir le gouvernement du Québec être membre plein, position catégoriquement rejetée par le gouvernement fédéral canadien.
Senghor ne sera donc pas celui qui aura porté sur les fonts baptismaux la future Organisation internationale de la francophonie. Cela ne l’empêche pas, malgré son retrait du pouvoir, de participer, comme vice-président, aux travaux du haut conseil de la francophonie auprès du président de la République française à partir de 1984.
Le militant francophone Senghor se fait désormais entendre par ses écrits, en particulier son ouvrage de 1988, Ce que je crois, où il relie et donne le sens des combats de sa vie. Et, pour l’avenir, il avance « la Francophonie, plus exactement la Francité, mais intégrée dans la Latinité et, par-delà, dans une Civilisation de l’Universel, où la Négritude a déjà commencé de jouer son rôle, primordial ». Cette Civilisation de l’Universel qu’il appelle de ses vœux pour le troisième millénaire « sera l’aboutissement d’un développement planétaire » dans lequel les différentes civilisations humaines multiplieront « leurs échanges dans un dialogue réciproquement fécondant ». Il décède à Verson, en Normandie, le 20 décembre 2001.
Cet article est publié en partenariat avec l’Agence universitaire de la Francophonie à l’occasion du XIXe sommet de la Francophonie qui se tient les 4 et 5 octobre 2024 à Villers-Cotterêts et Paris.