The Conversation : "Les animaux de laboratoire, de simples « éprouvettes poilues » ? Comment en venons-nous à déconsidérer ces cobayes ?"

Publié par Université Savoie Mont Blanc, le 17 septembre 2024

Kevin Vezirian, Université Savoie Mont Blanc; Brock Bastian, The University of Melbourne et Laurent Bègue-Shankland, Université Grenoble Alpes (UGA)

Face aux animaux de laboratoire, nous sommes pris dans un dilemme. D’une part, nous éprouvons de l’empathie pour leurs souffrances et leurs conditions de vie, mais d’autre part, nous sommes souvent prêts à accepter la nécessité de l’expérimentation animale. Pour résoudre cet inconfort, une nouvelle étude montre que nous avons tendance à moins reconnaître que les animaux de laboratoire possèdent une vie intérieure et des capacités mentales complexes que les autres animaux.


Chaque année, il est estimé que ce sont plus de 190 millions d’animaux qui seraient utilisés dans les laboratoires du monde entier (dont plus de 2 millions d’animaux en France). En ayant recours à des animaux non humains, l’expérimentation animale permet de mener des expériences que nous ne voulons pas mener directement sur les humains dont le sort nous importe plus.

La sévérité des tests effectués varie beaucoup, allant de la simple prise de sang ou l’ingestion d’aliments, à des scénarios plus extrêmes, tels que des simulations de noyade pour tester des antidépresseurs ou l’induction de tumeurs douloureuses pour étudier leur évolution.

Malgré les incitations à l’usage de méthodes substitutives, cette pratique apparaît encore comme étant nécessaire, par les scientifiques la pratiquant, mais aussi dans certaines circonstances par la population qui peut percevoir la souffrance qu’elle engendre comme étant justifié si des bénéfices pour la santé humaine sont espérés.

L’ambivalence face à l’expérimentation animale

Cependant, de nombreux sondages indiquent que la population est de plus en plus opposée à l’exploitation animale. Par exemple, en France, l’expérimentation animale dérange, et la population la rejette massivement. Une forte ambivalence existe donc entre la nécessité perçue de cette pratique pour la santé humaine et notre sensibilité à la souffrance des animaux, notamment ceux qui nous ressemblent le plus. Mais alors, comment résolvons-nous cet apparent paradoxe, et comment réagissons-nous lorsque nous sommes confrontés à ce qu’endurent les animaux de laboratoire ?

Si l’expérimentation animale nous dérange, c’est parce que les animaux utilisés en laboratoire (en très grande partie des petits mammifères) sont dotés de capacités mentales, et sont donc capables d’éprouver de la souffrance. Par exemple, si l’on amène des personnes à se représenter l’activité émotionnelle d’un homard, celles-ci sont plus opposées à ce qu’il soit maltraité. À l’inverse, il existe plusieurs manières de faire taire notre empathie à l’égard des animaux de laboratoire, et donc de légitimer l’expérimentation animale. L’une d’elles, très répandue, consiste à minorer leurs capacités mentales.

C’est dans ce contexte qu’une nouvelle étude publiée dans le Journal of Experimental Social Psychology, a examiné si le simple fait de présenter un animal comme étant un animal de laboratoire allait conduire au dénigrement de ses capacités cognitives. Des photos d’animaux (lapins, hamsters, chiens, macaques) ont été montrées à 3405 participants, accompagnées de descriptions qui présentaient l’animal soit avec des caractéristiques descriptives, telles que la couleur de son pelage ou sa taille (groupe témoin), soit présentant l’animal comme étant un animal de laboratoire (groupe expérimental). Il a été demandé aux participants d’évaluer dans quelle mesure les animaux présentés possédaient 15 capacités mentales (par exemple la faim, la joie, la peur, la fierté, la souffrance ou la planification).

Chosifier les animaux

Ce protocole a montré que les participants ont systématiquement attribué moins de capacités mentales et cognitives aux animaux décrits dans un contexte de laboratoire en comparaison aux animaux seulement présentés au travers de leurs caractéristiques physiques. Il est d’autant plus intéressant de constater que cet effet de dénigrement des capacités cognitives a été répliqué systématiquement au cours des différentes études effectuées et malgré des variations expérimentales. Les résultats sont semblables face à des photos d’animaux différents (un hamster, une souris, ou même encore un beagle), ou encore dans des mises en situation différentes (animal de laboratoire en souffrance, ou animal de laboratoire ne souffrant pas).

Il était déjà documenté que l’utilisation d’euphémismes était courante dans les laboratoires, où les animaux ne sont plus « tués », mais « sacrifiés », et qu’il est aussi répandu de ne pas les nommer pour plus facilement les chosifier. Cette nouvelle recherche démontre cette fois que nous sommes aussi motivés à nier les capacités cognitives des animaux dès lors qu’ils sont affublés d’un label de « cobaye ». L’utilisation d’euphémismes, ne pas nommer les animaux, et la réduction de leurs habiletés cognitives, servent finalement la même fonction : gommer les traces d’individualité des animaux afin de les réduire à un statut d’éprouvette, et ainsi faciliter et justifier leur « sacrifice ».

Cette étude soutient l’idée que la catégorisation des animaux de laboratoire comme n’étant rien d’autre que des « éprouvettes poilues » dénuées de capacités cognitives facilite le détachement psychologique. Cela permet de justifier leur utilisation dans les expériences scientifiques, et ainsi de couper court à tout conflit moral intérieur. Ainsi, si l’expérimentation animale nous dérange, chosifier les animaux sujets de tests et ne pas leur reconnaître de capacités mentales est psychologiquement plus confortable.

Légitimer le « sacrifice » des animaux

Ces travaux s’ajoutent à d’autres montrant que le simple fait de présenter un animal comme étant destiné à finir dans le rayon boucherie conduira automatiquement au dénigrement de ses capacités cognitives afin de justifier la consommation de viande.

De nombreux facteurs influencent les attitudes des individus envers l’expérimentation animale et la légitimité perçue de cette pratique, tels que les différences de genre ou encore l’engouement pour la science. Cependant, cette recherche est la première à démontrer que le simple fait de catégoriser un animal comme étant un cobaye conduira inexorablement au dénigrement de ses capacités mentales.

Les bénéfices de l’expérimentation animale sont très discutés. Par exemple, sur 20 vastes synthèses systématiques de la littérature biomédicales, deux seulement concluaient à l’utilité de l’expérimentation animale. L’une des limites concerne la faible reproductibilité des recherches. Cette absence de stabilité des résultats scientifiques est extrêmement coûteuse pour la société.

Conjointement aux principes éthiques visant à limiter l’utilisation d’animaux de laboratoire, ou encore aux projections politiques visant à accélérer la transition vers une recherche sans animaux voire à la bannir, continuer à questionner l’expérimentation animale est nécessaire. En effet, leur simple présence dans les laboratoires peut suffire à nous faire croire que leur sacrifice n’en est pas un : qui se soucie de simples éprouvettes poilues ?The Conversation

Kevin Vezirian, Lecturer, Université Savoie Mont Blanc; Brock Bastian, Professor, Melbourne School of Psychological Sciences, The University of Melbourne et Laurent Bègue-Shankland, Professeur de psychologie sociale, membre honoraire de l’Institut universitaire de France (IUF), directeur de la MSH Alpes (CNRS/UGA), Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.