The Conversation : « Musiques indépendantes et plateformes de streaming : le bras de fer continue »

Publié par Université Savoie Mont Blanc, le 8 juillet 2024   270

Cet article a été écrit par Borice Collet, maître de conférences à l’Institut de Recherche en Gestion et Économie (IREGE) de l’IAE Savoie Mont Blanc. Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. [Lire l’article original]

Les polémiques se suivent et se ressemblent pour Daniel Ek, le PDG de Spotify. Il y a quelques semaines, il suscitait de nombreuses critiques en déclarant que le « coût de la création de contenu est proche de zéro ».

Le 30 juillet 2020, au lendemain de l’annonce des résultats financiers de Spotify pour le second trimestre correspondant au début de la crise sanitaire, Daniel Ek scandalisait une partie de l’industrie musicale en affirmant que « l’on ne peut pas enregistrer de la musique une fois tous les trois ou quatre ans et penser que cela suffira ». Ces prises de position successives du patron de la plateforme de streaming musicale la plus populaire au monde (615 millions d’utilisateurs, 280 millions d’abonnés dans plus de 180 pays) dénotent la vision stratégique agressive de Spotify : « nous nous concentrons de manière agressive sur la croissance, à faire grossir l’entreprise ».

Alors même que la plateforme de streaming est régulièrement pointée du doigt pour le faible niveau de rémunération des artistes, Daniel Ek leur fait porter la responsabilité en raison de leur manque de productivité, suscitant une levée de boucliers au sein de l’industrie musicale.

Pour couronner le tout, une autre polémique impliquant Spotify et le Centre National de la Musique (CNM) a éclaté en mars dernier, après que l’entreprise suédoise ait annoncé que les « abonnés à Spotify Premium en France subiront une augmentation de prix en raison de coûts supplémentaires sur les services de streaming musical, imposés par le gouvernement français dans le cadre de la “taxe CNM” ».

Annoncée en décembre 2023, la taxe streaming – que Spotify a renommé « taxe CNM » – a été mise en place au 1er janvier 2024 dans le cadre d’un amendement au projet de loi sur le budget 2024.

La proposition visait à conforter « la création française via le soutien aux artistes » et à agir « comme un mécanisme vertueux, sur le modèle éprouvé depuis plus de 70 ans avec le Centre National du Cinéma ». Fixée à 1,2 % du chiffre d’affaires des plateformes de streaming musical (dont le chiffre d’affaires dépasse les 20 millions d’euros…), Spotify s’inquiète « que cette taxe n’aille pas directement aux artistes, ni n’ait un rendement tangible visible pour les fans », ne bénéficiant qu’au CNM. Ce à quoi Jean-Philippe Thiellay, président du CNM, répond que la taxe « n’est pas pour financer le CNM, dont le fonctionnement est assuré par l’État, mais c’est pour financer la création, la diversité. 100 % de cette taxe sera réinjectée dans la filière ».

S’il n’est pas étonnant de voir Daniel Ek prendre la défense des artistes dans ses prises de parole publiques, il est néanmoins possible de s’interroger sur leur sincérité en examinant leur mise en acte réelle.

Contester le modèle dominant

Depuis plusieurs années, de nombreuses voix s’élèvent contre Spotify et le modèle proposé par les acteurs dominants de l’industrie musicale. À ce titre, l’Union of Musicians and Allied Workers (UMAW) fait office de fer de lance de ce mouvement de contestation porté par les musiciennes et musiciens indépendants. Créé aux États-Unis en 2020 après la pandémie de Covid-19, le syndicat promeut une industrie musicale plus équitable et juste et avance que « la seule façon de transformer la musique est de prendre collectivement les ressources et le pouvoir aux quelques entreprises riches qui dictent notre industrie ». En 2020, l’UMAW lance ainsi la campagne « Justice at Spotify », dans laquelle le syndicat demande à la plateforme « d’augmenter le montant des redevances, de faire preuve de transparence dans ses pratiques et d’arrêter de combattre les artistes ». Plus récemment, il initie la campagne « Make Streaming Pay » portant une proposition de loi sur le salaire minimum pour les musiciens, présentée au Congrès américain en mars 2024.

Ces revendications s’inscrivent plus largement dans l’histoire des musiques indépendantes, un mouvement artistique et culturel apparu à la fin des années 1970 et fondé sur une opposition et une résistance face aux acteurs dominants de l’industrie musicale.

Construire les alternatives : le rôle clé du secteur indépendant

Dans nos différents travaux portant sur les musiques indépendantes et leur écosystème, nous avons montré que cette catégorie constitue un enjeu stratégique majeur pour les acteurs de l’industrie musicale. En effet, comme le rappelle le sociologue Paul DiMaggio, « nombre des innovations culturelles les plus importantes proviennent de petites entreprises et de producteurs indépendants ».

Ces innovations ont ainsi fait l’objet de tentatives de récupération et d’appropriation par les acteurs dominants, telles que le mouvement de rachat des labels indépendants par les majors à partir des années 1990, ou, plus récemment, le regain d’intérêt des artistes et des maisons de disques mainstream pour le vinyle aux dépens des indépendants. En 2021, le Syndicat des Musiques actuelles (SMA) et la Fédération Nationale des Labels et des Distributeurs Indépendants (FELIN) s’insurgent : « afin de répondre à une demande croissante, les « acteurs majeurs » de la scène phonographique n’hésitent pas à réserver les chaînes de productions, dotés d’une force de négociation que les indépendants n’ont pas ».

Nos recherches montrent que les acteurs indépendants ont recours à ces catégories, à ces réseaux et à ces formats alternatifs afin de se différencier et de « se distancier d’un système dominant au sein duquel ils ne peuvent ni se développer, ni réussir sans compromettre leurs valeurs ». C’est le cas, comme nous l’avons montré dans un autre article, d’une plateforme alternative comme Bandcamp qui a su s’établir sur le marché concurrentiel du streaming musical en offrant un positionnement en phase avec les valeurs des créateurs et des consommateurs de musiques indépendantes.

Les plateformes de streaming constituent de nouveaux intermédiaires d’une industrie musicale qui a été radicalement transformée par l’avènement des technologies numériques et d’Internet. De nombreuses études ont mis en avant les capacités émancipatrices de ces technologies offrant de nouvelles possibilités pour la production, la distribution et la promotion de la musique pour les artistes ; et la rendant plus accessible et abordable pour les consommateurs.

Dans nos recherches, nous nous sommes attachés à comprendre quelles étaient les conséquences de ces transformations pour les actices et acteurs des musiques indépendantes en allant au-delà des discours qui mettent en avant les effets supposément libérateurs des technologies numériques. En effet, des travaux montrent que la numérisation de la musique et le développement du streaming contribuent à perpétuer, à créer et parfois à accroître les inégalités, comme dans le cas de Spotify.

En cela, le secteur indépendant constitue un espace dans lequel de nouvelles idées, de nouvelles manières de produire et de diffuser la musique, des innovations créatives et de nouveaux modèles plus justes et durables peuvent voir le jour. Ce constat appelle néanmoins à une certaine vigilance. En effet, une étude récente montre que les inégalités sont également inexorablement présentes et reproduites au sein de plateformes alternatives comme Bandcamp. Il semble ainsi indispensable de réfléchir collectivement aux conditions d’accès à la musique et aux modes de production artistique et culturelle en général, afin de penser et d’imaginer des industries culturelles et créatives en phase avec les enjeux sociaux, économiques et environnementaux de notre temps.