The Conversation : « Proprioception et équilibre : notre « sixième sens » varie d’un individu à l’autre »

Publié par Université Savoie Mont Blanc, le 13 décembre 2024   22

Cet article a été écrit par Telma Sagnard, doctorante en biologie de la motricité, Brice Picot et Nicolas Forestier, maîtres de conférences à l'Université Savoie Mont Blanc, tous trois membres du Laboratoire Interuniversitaire de Biologie de la Motricité (LIBM). Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. [Lire l'article original]

La qualité de la vision ou de l’audition diffèrent d’une personne à l’autre. La proprioception, ce « sixième sens » essentiel au maintien de l’équilibre, aussi. Mais quand la proprioception est altérée, les stratégies de compensation du système nerveux central suffisent-elles à limiter le risque de chutes et de blessures ?


Comment est-il possible de courir, sauter, marcher, glisser en forêt, sur le bitume, sur la plage ou sur la neige… tout en restant debout et sans se blesser ? Pour interagir avec un environnement en perpétuelle évolution, nous nous appuyons sur une multitude d’informations provenant de divers capteurs sensoriels.

Le système nerveux central intègre ces informations afin de créer une représentation du corps et de son environnement. La qualité de ces informations et leur traitement sont cruciaux pour une bonne représentation corporelle et donc un contrôle fin de l’équilibre.

Un mauvais signal ou traitement de signal peut entraîner un contrôle moteur sous-optimal et augmenter le risque de blessures des membres inférieurs.

Le système nerveux central, chef d’orchestre des sens

Les informations sensorielles peuvent être visuelles, vestibulaires ou proprioceptives. Le système nerveux central, bien que très performant, possède des capacités de traitement limitées. Seules les informations pertinentes pour la tâche donnée sont sélectionnées et traitées sur la base de leur disponibilité et de leur fiabilité. Se tenir debout sur deux pieds et rester en équilibre requiert donc une stratégie sensorielle spécifique.

Pour bénéficier d’une représentation du corps en position debout, le système nerveux central utilise chaque système sensoriel dans des proportions différentes : environ 30 % des informations sont issues de la vision, 20 % de du système vestibulaire et finalement 50 % proviennent de la proprioception.

La proprioception est la principale source d’information lorsque l’on se tient droit sur ces deux jambes. Les informations sont issues de capteurs mécaniques répartis dans l’ensemble du corps (muscles, tendons et articulations principalement). Elles permettent au système nerveux central de construire une représentation du corps en trois dimensions. C’est notamment grâce à ce sens qu’il est possible de « sentir » la position, les mouvements et la force de nos membres même quand la vision n’est pas disponible. Exploiter correctement sa proprioception est donc essentiel pour un contrôle optimal de l’équilibre et de la motricité.

Compenser la dégradation d’une information issue d’un sens

Il est commun de constater chez certaines personnes la dégradation d’une information particulière. La vision peut par exemple être altérée en cas de myopie. Dans ce cas, deux solutions sont possibles pour continuer à se déplacer sans risquer de se blesser.

La première consiste à corriger la qualité du sens, c’est-à-dire à porter des lunettes correctrices. La seconde consiste à réduire l’utilisation du sens altéré tout en augmentant le recours à une autre source, soit en favorisant un autre récepteur du même sens (par exemple, en augmentant l’utilisation de l’œil droit si le gauche est dysfonctionnel), soit en s’appuyant sur une entrée sensorielle différente, comme la proprioception.

Si des différences entre les individus sont largement admises pour ce qui concerne le sens visuel (tout le monde ne porte pas de lunettes) ou auditif (tout le monde ne porte pas d’appareil auditif), la proprioception est généralement considérée comme étant homogène au sein de la population. Or la qualité de ce sens, tout comme l’utilisation qui en est faite, peut aussi être altérée.

De récents travaux mettent en évidence l’importance d’étudier indépendamment la qualité des signaux proprioceptifs et l’utilisation qui en est faite pour contrôler l’équilibre, car ces deux caractéristiques semblent indépendantes l’une de l’autre.

Flexibilité proprioceptive ou l’art de s’adapter aux contraintes

Jusqu’à présent, il était communément admis que les personnes en bonne santé étaient toutes égales vis-à-vis des capacités d’utilisation des informations proprioceptives. Mais des travaux récents réalisés chez de jeunes personnes sportives en bonne santé montrent que ce n’est pas le cas.

Ainsi, lorsque l’on se tient debout sur un sol stable, les informations pertinentes utilisées par le système nerveux central sont celles originaires de la cheville. Dans cette condition, le corps oscille tel un pendule inversé autour de cette articulation. Ces informations vont donc jouer un rôle majeur dans l’identification d’une déviation anormale de l’équilibre.

Sur un sol instable, les informations originaires des chevilles perdent en fiabilité car elles sont difficilement interprétables. Le cerveau va alors faire appel à des informations qui lui semblent plus fiables et qui sont notamment originaires de la région lombaire.

Cette capacité de modulation des informations est essentielle pour s’adapter à l’environnement. Or il semblerait que près d’un individu sur trois ne possède pas cette flexibilité adaptative. Par conséquent, le contrôle des mouvements est sous optimal et peut provoquer une altération de l’équilibre.

Si une personne en bonne santé s’appuie en permanence sur les informations provenant de ses chevilles, quel que soit l’environnement, elle a 3,5 fois plus de risques de développer une lombalgie chronique. Elle pourrait aussi rencontrer des difficultés à bien contrôler ses mouvements lorsqu’elle change de direction, car cela demande des informations venant de plusieurs parties du corps. Ces difficultés se manifestent par des défauts d’activation neuromusculaire des membres inférieurs qui découlent sur une majoration du risque de blessure.

La flexibilité proprioceptive, caractéristique individuelle, est donc nécessaire pour un maintien optimal de l’équilibre. Or si les informations sont altérées, la flexibilité peut l’être aussi.

Quand la proprioception est altérée

De nombreux travaux ont mis en évidence qu’après une blessure, la qualité des informations proprioceptives originaire de la zone blessée pouvait être altérée. La présence de microlésions tissulaires peuvent en effet détériorer voire rendre complètement muets les capteurs proprioceptifs.

Les individus blessés sont par conséquent moins capables d’apprécier la position de leurs membres, de contrôler leurs mouvements et de ressentir la force qu’ils appliquent. Cette déficience est problématique puisqu’elle augmente le risque de se blesser à nouveau.

Cependant l’altération des capteurs proprioceptifs ne peut pas être corrigée aussi facilement que la vision avec le port de lunettes. Tout l’enjeu consiste alors à permettre au système nerveux central de choisir et d’utiliser une autre source sensorielle fiable, soit très proche de la zone lésée pour conserver une bonne précision dans le sens de la position, du mouvement et de la force, soit plus éloignée de la zone lésée pour compenser une perte d’information trop importante.

Par exemple chez des personnes souffrant de perte de sensibilité des membres inférieurs (à cause d’une dégradation neuronale provoquée par une neuropathie périphérique par exemple), le système nerveux central semble plutôt utiliser des informations provenant du tronc et du bassin pour s’équilibrer. Au contraire, des personnes souffrant de douleurs lombaires chroniques non spécifiques vont avoir tendance à sur-utiliser les informations proprioceptives des membres inférieurs.

Ces stratégies, dites compensatoires, permettent de maintenir un équilibre correct, mais elles limitent la flexibilité proprioceptive. En effet, elles engendrent une sur-utilisation des informations proprioceptives des parties saines du corps et limitent l’accès aux informations détériorées. Même si ces adaptations peuvent être positives (utilisation d’information de qualité) elles peuvent devenir insuffisantes face à des perturbations importantes (impossibilité de changer de stratégie). Ainsi, les individus s’exposent à un risque accru de chute ou de blessure.

Peut-on entraîner la proprioception ?

Le maintien de l’équilibre nécessite et d’avoir des informations sensorielles de qualité et de bien les utiliser. Dans le cadre de la prévention du risque de blessure ou de celle de la prise en charge thérapeutique, il est important d’identifier les éléments déficitaires pour pouvoir ensuite les travailler spécifiquement.

Dans ce contexte, l’évaluation de la qualité des informations proprioceptives ainsi que leur utilisation dans le contrôle de l’équilibre est essentielle. La bonne nouvelle est qu’il existe des protocoles efficaces pour améliorer le sens de la position, de la force et du mouvement au niveau local. Par exemple en proposant des exercices d’équilibre (sur un pied ou deux pieds), de reproduction de mouvement/position/force ou encore en utilisant des protocoles de vibrations (vibrations du corps entier, ou localisées sur un tendon).

Pour ce qui est de l’utilisation des informations proprioceptive, des travaux sont en cours dans les laboratoires de sciences du sport pour identifier et valider les protocoles d’entraînement capables de l’améliorer. The Conversation